Extrait de l'émission CPU release Ex0076 : Histoires de la cryptographie, 1ère partie : Du papier et des neurones.
Le chiffrement est resté très longtemps une technologie destinée à un usage militaire. S'en servir en dehors d'un usage officiel de l'armée pouvait conduire à une accusation d'espionnage ou de complot contre l'État, en général sanctionnée jusqu'en 1981 d'une peine de mort.
Néanmoins, dès le Moyen-Âge, nous voyons poindre des usages civils du chiffrement, plus ou moins bien tolérés par les autorités.
Au XIIème siècle commence à apparaître le concept d'ambassade, celui où deux états sont dans des relations suffisamment pacifiées pour envisager une représentation officielle dans la capitale de l'autre, nantie d'un officier civil officiel représentant un état au sein d'un autre état. Et si les réceptions de l'Ambassadeur sont toujours un succès, c'est aussi parce qu'il peut émettre des messages vers son gouvernement. (blague)
Or, pour pouvoir converser avec sa capitale de rattachement en toute confidentialité, le personnel diplomatique se voit concéder une autorisation tacite du chiffrement. Aussi bien pour prendre des ordres que pour rapporter ce qu'il sait, mais surtout afin de régler les affaires administratives de nationaux en vadrouille. Après tout, l'information doit traverser au moins un pays dont les relations semblent correctes mais pas forcément très amicales avant de rejoindre la capitale de votre royaume.
Dans les faits, il se trouve que le chiffrement est utilisé illégalement mais quotidiennement par des civils.
Ainsi les alchimistes chiffrent leurs recueils de travaux avec des symboles ésotériques, gardant ainsi confidentielles leurs recherches sur la Pierre Philosophale. En plus, utiliser des symboles astrologiques permet d'y ajouter du mystère, donc d'y distiller de la magie et donc amplifier l'illusion d'un professionnalisme. D'une manière assez amusante, cet effet placebo est de nos jours enseigné en médecine. Si l'écriture de votre médecin semble difficilement lisible, sachez qu'il le fait parfois exprès afin de donner un caractère magique aux ordonnances. À moins que tout simplement, il écrive très mal.
Pour en revenir aux alchimistes, ceux-ci sont néanmoins peu souvent torturés par l'Inquisition afin qu'ils décodent leurs livres : Le roi a déjà fait financer par le trésor royal leurs recherches
d'une somme conséquente ; couper la tête ou la main d'un alchimiste car il utilise une écriture chiffrée est une très mauvaise idée. Eh oui, il est peut être effectivement à deux doigts de trouver la formule qui transforme le plomb en or. Le tuer serait un non-sens complet en terme d'investissement, une vrai gabegie des finances publiques. Sans compter l'image désastreuse que vous donnez par ce geste à la recherche publique dans votre royaume…
Les luthiers eux aussi codent leurs livres de comptes. Un devis une fois chiffré, pardon, estimé est donc chiffré afin que tout espion ou perquisition ne dévoile pas la marge sûrement princière que se font les membres de cette corporation sur les commandes royales.
Là aussi, tuer les luthiers est une très mauvaise idée : vous donneriez un très mauvais signal aux artistes officiels. Et qui plus est, plus personne n'osera vous construire d'instrument sur mesure pour votre petit prince, ce qui veut dire que le petit morveux va vous casser les oreilles avec la flûte à bec au lieu de passer au clavecin bien tempéré.
L'interdiction de chiffrer les livres de comptes même pour les luthiers n'entrera réellement en application qu'au début du XXème siècle. D'ailleurs, le code secret des luthiers n'a été décodé formellement qu'à la fin 2016. Et justement, le décodage desdits livres permet non seulement de connaitre l'état des finances de ces artisans, mais aussi l'inventaire des instruments produits, les fournisseurs et donc les matières utilisées et quelques secrets de fabrications, ce qu'on n'avait reconstruit jusqu'ici que de manière empirique.
Mais outre les professionnels conventionnés que sont les alchimistes et les luthiers, il y a d'autres personnes qui entretiennent une correspondance chiffrée pour… des raisons de cœur. Aaaaah ! L'Amour… Mais pour ce qui est de tolérer une telle activité pour les amants infidèles, là, c'est une autre histoire.
Car oui, si vous avez le bonheur de tomber amoureux, mais que votre moitié de cœur est déjà engagée dans une union ou qu'il y a bisbilles entre vos familles, et bien, il vaut mieux envoyer des mots doux chiffrés plutôt qu'en vers ou en prose, deux états de mots doux qui deviennent vite très compliqués si vos messages de bourgeois gentilhomme tombent entre des mains indiscrètes.
Or, quand un couple officieux utilise le chiffrement pour sa correspondance, cela veut dire que les deux tourtereaux correspondants ont donc un niveau d'éducation loin d'être négligeable, bien au-dessus de la moyenne, et que donc un membre influent du royaume est sûrement cocu. Lequel personnage encorné, plutôt que défier dans un duel à l'épée toujours très hasardeux, préfèrera faire couper la tête du Don Juan en l'accusant de complot contre l'État, sortant le message chiffré comme preuve : intelligence avec l'ennemi, qu'on lui coupe la tête !
Eh oui, la sortie élégante à la fiole de ciguë, c'est plus du Shakespeare qu'autre chose ! Roméo avait plus de chance (ahem) de se retrouver torturé et écartelé en place publique, et Juliette emmurée vivante dans un obscure monastère.
Ajoutez qu'à l'époque, les courriers étaient souvent interceptés et lus par la police… l'inquisition postale
, comme on l'appelait, montre que la parano des dirigeants politiques vis à vis de nos correspondances privées ne date pas d'hier.
Auteur : DaScritch
Photo : Boîte à chiffrer d'Henri II, présentée à l'exposition « Secret de l’État : Surveiller- Protéger- Informer », © L.C.