Extrait de l'émission CPU release Ex0184 : Microsoft Edge.
Bonjour à toi, Enfant du Futur Immédiat, toi qui te demande pourquoi on en a fait tout un foin, de la mort d'Internet Explorer, surtout qu'objectivement, la volée d'insultes qualificatives qui allaient avec son nom étaient parfaitement justifiés.
Parce que les conséquences de ce décès logiciel ont montré qu'une fois de plus Microsoft peut nous étonner positivement… à condition qu'il ne soit pas leader sur un marché. Et là, leur place de numéro un, non seulement ils l'ont perdue sur les navigateurs web, mais ils risquaient à très court terme de la perdre aussi sur les outils bureautiques puis sur les systèmes d'exploitations grand public, puis sur les infrastructures d'entreprises, puis sur les développeurs [ extrait vidéo où Steve Ballmer sur scène scande 14 fois le mot developers
dans une chemise bleue plantage trempée de sueur sous des applaudissements]. Et à Redmond, le spectre du déclin de l'Empire IBM a dû secouer en haut-lieu.
Je vais te faire un résumé avec mon point de vue : En 1995, l'année où Microsoft va rebrander Spyglass pour en faire Internet Explorer 1, Bill Gates sort un livre, « La route du futur » où il décrit ce qui, selon lui, sera l'informatique à l'avenir ; une vision risible pour les gens avertis à l'époque (oui, je me suis fadé la lecture). Risible car s'il parle d'internet dans la première release de son ouvrage, c'est comme d'un système propriétaire, aussi cadenassé que le Minitel, réduisant les occasionnels surfeurs comme simples consommateurs et pas comme créateurs de contenus.
Si Microsoft utilise alors déjà depuis plus d'une décennie les e-mails, Ftp et autres outils réseau, le web, ils ne le voient que comme un portail fermé, où le concept même de site personnel est inexistant, et la possibilité de visiter les portails de concurrents quasiment impossible. Leur réseau propriétaire MSN est à l'image des autres opérateurs de l'époque : AOL, CompuServe, GEnie et j'en passe, où l'on facture un abonnement à la minute avec des contenus exclusifs, et où finalement on a un réseau privatif totalement asymétrique.
Une fois Internet Explorer fourni par défaut sur tous les Windows préinstallés dans les PC, ben Microsoft a quasi gagné définitivement la guerre du web. Au point d'avoir totalement abandonné le développement de son navigateur. Il y aura une version 6, peu probablement une version 7, et de toutes façons, les navigateurs concurrents représentent des nèfles. Il faut dire que ces derniers sont à la rue sur les technologies propriétaires de Microsoft comme ActiveX, VML et j'en passe, et tentaient vainement de normaliser XHTML2, un successeur à HTML d'une complexité sans nom, et qui heureusement a tourné en eau de boudin suffisamment tôt. HTML5 avait des idées plus simples, plus pragmatiques.
Et là, la nature ayant horreur du vide, IE6 dans son Grand Immobilisme, se fit dépasser par les petits poucets Opera, Safari, Firefox puis Chrome. Pas de suite, mais quand sa part de marché tomba de 95 % à sous les 50 %, là, les questions de sécurité, performance et avancées technologiques sont remontées. Et l'Empereur Microsoft se senti nu sous le web.
Enfant du Futur Immédiat, comme tu l'a vu dans l'émission précédente, l'effondrement d'Internet Explorer est la démonstration qu'une position statique dans un monde ouvert ne tient pas et donc qu'il faut régulièrement publier des mises à jours, faire progresser les technologies, et accepter de collaborer avec ses concurrents. Que les questions de fini concernent aussi bien le respect des standards que la sécurité informatique. Et enfin, que se faire haïr des développeurs web amène à un risque : qu'ils deviennent prescripteurs d'abandonner vos logiciels, et pas que le navigateur, jetant ASP, Microsoft Office, Windows avec l'eau d'IE.
Enfant du Futur Immédiat, l'une des leçons les plus cuisantes pour Microsoft fut le ballot-screen : En 2009, constatant sa position monopolistique et l'installation d'IE par défaut sur quasiment tous les PC du marché (exceptés ceux d'Apple), la Commission Européenne aligne une forte amende contre Microsoft, et lui impose de mettre en place un dispositif simplifié pour tous les utilisateurs basés en Europe, leur permettant de choisir facilement leur navigateur web par défaut. Une fenêtre invitant l'utilisateur à choisir le navigateur web qui sera désormais lancé par son Windows, en ayant Internet Explorer sur un pied d'égalité au milieu de leurs concurrents.
À l'époque, des fenêtre plein écran avec des messages cryptiques menaçant étaient une plaie dans Windows, car déjà on avait de nombreuses tentatives de fishing, de publicités souvent malveillantes qui squattaient l'entièreté de ton écran. Beaucoup craignaient que IE trébuche à peine et que ce ballot-screen ne soit qu'un sondage de popularité par rapport à des noms inconnus du grand public.
C'est l'inverse qui s'est passé.
En soit, la mort d'Internet Explorer et l'arrivée de Edge va bien au-delà du simple changement de moteur dans un navigateur web, c'est aussi le changement dans la mentalité générale, des codeurs aux patrons, de la plus puissante boite d'informatique. Une situation inédite depuis qu'IBM a violemment ratée la marche avec PS/2 et a revendu ses activités PC.
Il a fallut le départ de Bill Gates, de Steve Ballmer et de Steven Sinofsky pour que la boîte pivote. Qu'elle ne soit plus dans la vente de licences logiciels pré-installés, mais dans les produits serveurs, passer des licences Microsoft Office vendues en magasin à des versions cloud en SaaS, aussi bien pour les entreprises que pour le particulier.
Même sous Linux !
T'imagines ? Dix ans après que Steve Ballmer a déclaré que Linux est un cancer !
avec des postillons partout, Microsoft commençait à préparer sa suite bureautique pour tous les navigateurs web, à sortir Visual Studio Code sous Linux et même est un important contributeur code au kernel Linux. Et gratuitement en plus !
Et sur l'exploitation d'Azure, son offre Cloud IaaS, Microsoft a noté que plus de la moitié des VM sont sous... Linux.
Donc finalement… cette remise en cause avec la chute d'Internet Explorer, cela a abouti à la mue la plus importante de Microsoft.
Alors, oui, la claque fut forte. Voir ses utilisateurs apprendre qu'il existe d'autres navigateurs bien plus performants et que leur entourage leur conseille Chrome ou Firefox, et donc faire passer Microsoft comme aussi ringard que Clippy. Il y a un point qui est important d'ailleurs : Ce n'est pas ce ballot-screen qui était exclusif à l'Europe qui a fait tomber le géant, car le mouvement était général, mais il l'a réellement précipité.
Pourtant, on avait parmi le second choix de navigateurs de simples reskins d'Internet Explorer, comme Maxthon et Avant-Browser, mais justement, eux non plus n'avaient pas convaincu.<.a> Quant à Safari sous Windows, Apple partira sur ces entrefaites.
D'ailleurs, c'est amusant car Google a eu à faire le même dispositif sur Android en 2019 pour exactement les mêmes raisons : avoir tenté de trop lier ses logiciels au système d'exploitation Android.
Un jour peut-être, Apple s'en prendra une, et alors, peut-être qu'iOS deviendra plus intéressant, moins fermé, plus à l'écoute des utilisateurs.
De nos jours, c'est Chrome, et dans une moindre mesure Safari, qui sont en position de quasi-monopole.
Et Microsoft ? Ben ils sont devenus d'excellents vendeurs de matériels et de solutions SaaS. Comme je te l'ai dit au début, il faut leur reconnaitre qu'une fois de plus ils sont très bons tant qu'ils ne sont pas premiers.
Par contre, il reste encore parfois des mauvaises manies, comme celle de remplacer le navigateur par défaut de Windows 11 en Edge au gré des mises à jour, comme quoi, ils ont encore beaucoup de chemin à faire pour regagner la confiance des utilisateurs.
Enfant du Futur Immédiat, il ne faut pas désespérer des entreprises haïes. Si elles ne sont pas pourries jusqu'à la moelle, elles peuvent décider de faire des choses bien.
Texte : Da Scritch
Illustration : Logo du navigateur Microsoft Edge utilisé depuis 2019, © Microsoft Corporation, licence MIT, D.R.