Extrait de l'émission CPU release Ex0208 : Révélations Snowden, 10 ans après, deuxième partie.
Avant d'entamer la deuxième partie de notre entretien avec Jean-Marc Manach, il faut parler des différents services ou opérateurs qui effectuent des surveillances. Et que, vu que nous sommes dans un état de droit et dans un régime démocratique, il y a et il y aura toujours une méfiance des citoyens sur les systèmes d'écoutes qui est entretenu par un mot magique : alégal
.
La définition la plus commune pour le terme alégal
est
Qui n'a pas été prévu par la loi. Littéralementhors la loi.
[Source : Wikiquote francophone]
J'ai cherché rapidement, et je n'ai pas trouvé d'équivalent dans d'autres langues de ce mot. Étonnant…
Encore plus étonnant est qu'une de ses premières apparitions de ce terme daterait de 1911, sous la plume d'Émile Armand dans son… « Petit Manuel anarchiste individualiste ».
Pourtant, là, on va parler du rapport à l'alégal
entretenu par les services de sécurité de l'État. Et je vous laisserai tirer trop vite la conclusion que les boites noires portent la couleur de l'anarchie. Pour bien faire, on va simplement observer et étiqueter les cas d'usage des surveillances où l'on utilise le terme alégal
.
Il y a les écoutes judiciaires, qui relèvent d'une autorité juridique, en général, vous aurez un juge qui va autoriser ces écoutes. Ce type d'écoutes
se base en général sur des fadettes
, c'est à dire… vos factures téléphoniques détaillées. Ben oui : factures détaillées
→ fadets'
. Ces surveillances ont toujours un fond légal, car évidemment, une écoute illégale peut littéralement annuler pour vice de forme l'ensemble d'une enquête. Point intéressant, en France, les écoutes juridiques sont sous-traitées à un service centralisé, et normalement, le système ne permet pas une écoute si on ne renseigne pas une décision judiciaire derrière.
Normalement.
Ensuite, il y a les écoutes administratives, qui dépendent du pouvoir exécutif : le Ministre de l'Intérieur, le Ministre des Armées, un préfet ou les douanes. Et là, on y inclut les écoutes des services de renseignement intérieur, ce qui inclut le contre-espionnage et donc le renseignement militaire. Elles aussi ne se font pas n'importe comment car, état de droit oblige. Mais là aussi, on ne peut que parler de théorie. Comme pour les surveillances judiciaires, on peut avoir des procédés qui sont dans le brouillard de l'alégalité, c'est à dire qu'elles ne sont pas interdites, mais pas encore validées par la loi.
Il y a les écoutes des services de renseignement extérieur. Elles, elles sont particulières car elles ne relèvent pas du droit du pays où se situe la cible, mais d'un cadre juridique spécifique du pays qui écoute. En clair, si vous êtes écoutés par un service de renseignement étranger, comme le SRA, le Service de renseignement de l'armée… suisse, vous aurez un petit peu de mal à faire valoir une violation de vos droits en tant que citoyen français. Théoriquement, les services de renseignement extérieur n'ont pas le droit d'intervenir sur leur territoire national. Ceci dit, vous aurez toujours un doute qu'un service de renseignement A demande à ses homologues du pays ami B pour écouter un habitant du pays A. Dans un autre business, on appellerait ça du blanchiment
, et, oui, là aussi la pratique est qualifiable d'alégale
.
Et enfin, il y a les officines de service d'écoute, Et là, on parle de sous-traitants privés, qui interviennent pour une des trois catégories précédentes, et qui n'ont pas intérêt à spontanément écouter quelqu'un. Eux, ils construisent des solutions
(notez les guillemets), et ils ne vont pas les utiliser eux-mêmes. C'est là où on retrouve les Français Amesys, les israéliens NSO Group ou les italiens HackingTeam. Oui, dans les trois cas, des nations démocratiques avec des cadres juridiques assez stricts sur qui a le droit de pratiquer une surveillance et dans quel cas. D'ailleurs, l'exportation de telles technologies se font sous le contrôle de l'état où est le siège social, et pour des raisons de secret industriel, puisque ces produits sont forcément closed-source, toutes les fonctions ne sont pas dévoilées aux états clients.
Sauf que lesdits États clients ne sont pas tous démocratiques, voire tellement corrompus au point que, comme au Mexique, l'outil Pegasus de NSO Group loué à la police est utilisé par des groupes criminels qu'ils sont supposés aider à combattre.
On n'en n'est plus à ça près. Je serais un état rigoriste sur le contrôle des armements, je serais pas rassuré que de telles armes numériques passent de l'alégal à carrément l'illégal.
Alors normalement, la loi nous protège ; mais on sait ce que c'est que la loi : un ensemble de spécifications. Et bien souvent, dans un projet, on peut prendre des libertés sur une spécification.
Le problème est cette alégalité des moyens des services de police et de renseignement. Par exemple, la dernière loi a tenté de faire passer une disposition pour valider l'usage d'un logiciel espion implémenté dans un smartphone et de rendre recevable juridiquement les enregistrements audio et vidéos faits à l'insu de son propriétaire.
C'est dans l'article 3 du projet de Loi d'Orientation et programmation du ministère de la justice 2023-2027. Et oui, on est en Juin 2023.
Et oui, l'usage d'un logiciel espion implémenté à votre insu dans votre matériel qui permette à des enquêteurs de voir et écouter donne ce petit froid dans l'échine, la crainte d'une violation manifeste et exagérée de la vie privée, dans le cas où les informations recueillies n'ont aucun rapport ou ne sont finalement pas associées à une procédure judiciaire.
Mais ce qui devrait nous inquiéter n'est pas dans ce projet de loi, mais ce qui, théoriquement, n'est pas encore en voie de légalisation mais a déjà court.
Pour rappel, on parle régulièrement en France de personnes fichée S
par les services de renseignement intérieur. Le classement en fiché S
le fait souvent sur la base de notes blanches. Et une note blanche, c'est une note sans source, ni date, à l'usage confidentiel. Bref, celui qui l'écrit pourrait théoriquement raconter n'importe quoi, puisque la source est anonymisée.
En fait, le problème moral des procédés alégaux est que de telles méthodes sont difficilement acceptées dans un débat démocratique. Après tout, on demande aux forces de l'ordre de justement respecter la loi qu'ils sont censés faire appliquer, sinon, n'importe qui peut lui aussi anticiper la dépénalisation des drogues douces ou des abus de biens sociaux.
Et trop souvent on a la malsaine impression qu'un projet de loi attend bien sagement dans un tiroir d'un ministère, prêt à passer devant le Parlement dans l'émotion d'un attentat pour faire passer la pilule.
Tiens, d'une manière amusante, c'est exactement le début du film « Ennemi d'état » : Un projet de loi amenant des mesures qualifiables de liberticides attend sagement dans un tiroir un attentat pour être voté. Mais croire que des décideurs politiques programment ce genre de drame serait purement spéculatif et un délire paranoïaque.
Texte : Da Scritch
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, généré par Dall-E v2 de OpenAI, libéré CC