Extrait de CPU release Ex0006 : Formicapunk.
Imaginez.. Imaginez que notre glorieux minitel soit délaissé, qu'il soit abandonné, malgré ses dizaines de milliers de services dont le 36 15 code FMR, 0,34 FF la connexion, 0,98 FF la minute…
Imaginez que le modèle des réseaux de BBS à l'américaine, aussi appelé Internet
, décolle. De ce que nous promet Internet, nous avons de quoi rêver, mais avant ça, il y a de nombreux freins avant son adoption mondiale par tous.
Le premier frein et nettement le plus dur pour le grand public : vous n'aurez plus de terminaux gratuit, gracieusement offert par France Télécom. Il vous faudra obligatoirement acheter un ordinateur avec une puissance conséquente, probablement un PC. Ben oui, oubliez les Amstrad CPC, Thomson MO9 ou Commodore 256.
Un changement de culture à peu près identique et difficilement concevable au fait de devoir acheter un téléphone pour pouvoir profiter de son abonnement téléphonique.
À côté de cet ordinateur, il vous faudra acheter un modem pour qu'il puisse communiquer avec votre serveur relais BBS local. Et enfin, peut-être le plus compliqué, il vous faudra installer les logiciels utiles pour piloter le modem, et pour accéder aux différents services dudit internet
.
Bref, tout est en kit, ce qui plaît peut-être à des bidouilleurs comme nous, mais attendez-vous à des week-ends très fastidieux pour construire et entretenir les ordinateurs des parents, des frères et sœurs, des cousins, et de celui de la concierge qui est toujours aussi aimable...
Une fois équipé, il va falloir prendre un abonnement à un BBS proposant le service internet. Car oui, il existe des BBS gratuits
, donc vous payez que le numéro de téléphone local, mais pour avoir un service internet décent, il vous faut vous abonner à un service BBS professionnel, comme AOL, CompuServe, et des dizaines d'autres...
De là, on utilise surtout la ligne de commande, sauf pour les services Prodigy et AOL qui utilisent une application spécifique graphique qui peut se piloter à la souris. Bon, du coup, il faut aussi prévoir d'acheter une souris si vous n'êtes pas un richissime possesseur de MacIntosh.
Et l'application est spécifique à votre fournisseur d'accès. Ce qui veut dire que par exemple, si vous voulez consulter les services de La Cinq, il vous faudra vous abonner à Berlusconi Telecom parce que c'est du contenu exclusif.
Alors évidemment, il manque à internet sa killer feature
. Si l'e-mail marche bien, il manque encore le liant entre les textes, les images, le son et pourquoi pas la vidéo. On est encore loin de l'hypertexte tel qu'imaginé en 1968 par Douglas Engelbart. On a des services de transfert de fichier comme ftp, d'autres de forums de discussions comme news et des systèmes de recherche comme gopher. Il faut vraiment s'y retrouver entre des services aussi différents qui fonctionnent surtout avec des commandes en ligne. Bref, en général, sorti de la plaisante interface graphique de votre opérateur BBS, point de salut pour la plupart des gens.
Autre souci, le paiement au forfait, tel qu'il est pratiqué actuellement aux États-Unis. Il est d'un tarif ridicule, environ 15 $… mais pas pour 15 mn, pour un mois ! Sauf que si l'idée est extrêmement séduisante, comment peut-on rémunérer les créateurs de contenus ? Parce qu'écrire des articles n'a rien de gratuit
La plupart des sites semblent se reposer sur la publicité. Alors pourquoi pas, mais il faudra une très forte masse critique de visiteurs pour que cela soit rentable. Prenez par exemple la chaîne de télé La 5, ils passent 20 minutes de pubs par heure, tout en continuant à rediffuser les mêmes séries « K2000 », « Tonnerre Mécanique », « Supercopter »... Alors peut-être que la rentabilité sera dans l'exploitation de contenus vus et revus.
Les publicitaires s'en frottent les mains aux États-Unis, puisque tout le monde reste en général dans le logiciel de son fournisseur d'accès, ce qui veut dire que celui-ci connait très exactement l'état de votre compte en banque; ainsi que les véhicules que vous possédez. Donc en plus d'être inondé par la publicité, celle-ci est directement ciblée en fonction de votre situation et de vos envies. Et que donc vos données personnelles sont finement analysées par des régies publicitaires spécialisées.
Heureusement que nous avons une conception de la vie privée bien plus conservatrice en France, et que la revente de données personnelles ou leur exploitation commerciale à des fins publicitaires est très violemment puni par la CNIL.
Nos données personnelles sont très bien respectées en France, et ce n'est pas près de changer !
Bref, tout ça pour dire que le Minitel a encore de très beaux jours devant lui. Restent les problèmes d'évolutivité par rapport à la solution PC + internet, puisque pour remplacer notre minitel pour un plus récent, il faut en louer un dans une gamme supérieure, comme le Minitel Photo à 150 FF/mois ou le Minitel Photo Couleurs à 400 FF/mois. Mais au moins, n'avoir que 6 modèles différents à gérer est nettement plus facile, et comme les services minitels créés il y a 30 ans marchent toujours sans aucun souci dessus, il y a donc très peu de frais pour les concepteurs de services pour les garder en état de marche. Ce qui ne semble pas être le cas pour les services BBS qui, parait-ils, doivent s'adapter en fonction des centaines de versions différentes de CD-rom d'AOL, Prodigy, Compuserve ...
Vous imaginez le bazar ? chacun avec son code, ses conventions, ses aspects, ses limitations... et qui évidemment varient en fonction de l'ordinateur de chaque utilisateur.
Parait d'ailleurs que certains services ne sont accessibles qu'avec un MacIntosh, d'autres qu'avec des logiciels Compuserve de moins de 5 ans, mais plus de 2 ans. Je vous laisse imaginer la crise de nerfs.
On estime qu'à raison d'un remplacement d'ordinateur tous les deux ans, il vous faudra débourser dans les 5000 FF par an pour vous tenir à jour. Un smic mensuel par an ! Un vrai loisir de riches !
Autre question, elle, plus légale : Pour accéder à un service minitel, je décroche mon téléphone, je compose le 36 15 et à la connexion, j'entre le code du service, par exemple FMR. Le numéro de téléphone est géré par France Télécom, et ce sont eux aussi qui attribuent ou non un code de service. Il y a donc une réelle responsabilité de France Télécom dessus, et ils peuvent à n'importe quel moment couper un service supposé litigieux. Sur les serveurs BBS, rien de tel, et cela pose déjà des questions quant à l'usage de l'e-mail. En effet, certaines publicités envoyées par e-mail seraient en fait des tentatives d'escroqueries, et il est très difficile de couper le service en question, ou même d'obtenir de tous les fournisseurs d'accès BBS qu'ils coupent tous l'accès à ce service.
Alors d'accord, les États-Unis sont une terre de liberté, mais ce n'est pas pour rien que les westerns qui en racontent l'histoire racontent surtout des histoires de hors-la-loi...
Bref, Internet est censé être universel et s'adapter à chaque machine, cela m'a plutôt l'air d'une jungle, très loin d'un outil civilisé et unique comme le Minitel. Il manque donc un service réellement commun qui donne pratiquement le même accès à tous aux services, adapté aux limites ou à la puissance de l'ordinateur de chacun.
Bon, il est vrai que le Minitel est Français, tout comme les Allemands, les Anglais et les Japonais ont chacun leur équivalent...
Alors pourquoi les Etats Unis n'en veulent toujours pas ?
Auteur : DaScritch
Le texte intégral de cette chronique est disponible sur le site de son auteur.
Illustration graphique : photos de @M1K4_3L pendant l'émission.