Extrait de l'émission CPU release Ex0076 : Histoires de la cryptographie, 1ère partie : Du papier et des neurones.
Bonjour à toi, enfant du futur immédiat, toi qui t'amuses à écrire les mots avec des chiffres pour faire plus incompréhensible… mais crois-moi, écrire en l33t sp43k ne date pas d'hier.
Il fut un temps où Rome était capitale d'une immense République, couvrant toute la terra cognita de son aura, allant du bout de l'Hispanie jusqu'en Assyrie. C'était en 50 avant J.-C., un mec tellement cool qu'on dit qu'il marchait sur l'eau après avoir mangé du pain.
Dans son gouvernement, deux sénateurs généraux se disputaient pour savoir qui allait avoir l'honneur de transformer l'État Romain en Empire, et qui allait compter fleurette avec la belle Cléopâtre à l'ombre des pyramides. Jules César et Pompée ne pouvaient se voir en pâture, même au Sénat, et la surface du monde connu n'aurait suffit à calmer leur ire… On aurait pu en rester là, mais leurs postes de sénateur leur conférait à l'époque aussi le rang de général et donc le contrôle d'une partie de la Légion Romaine. CQPR, Ce Qui Peut Ravager…
Seulement, cette ambiance de guerre civile s'étendait sur quasiment 3 continents.
Et une telle distance demande de gros efforts de logistique, donc de communiquer très en avance avec ses bases arrières ; une communication dont le message ne doit pas être éventé, sinon ta stratégie pour les prochains mois tombera à l'eau.
Pour communiquer en toute discrétion avec ses troupes à l'autre bout du continent, histoire de demander à ses partisans au Sénat des renforts, Pompée avait recours à la technologie de l'esclave. Une méthode mise au point par l'empereur Assyrien Nabuchodonosor depuis déjà un demi-millénaire.
Le principe est très simple :
Tu prends un esclave dans ta suite personnelle, si possible pas chauve et d'une abondante chevelure de jais. Tu rases la tête de ton esclave à blanc. Oui, astuce de pro : il vaut mieux une peau claire. Tu écris sur la partie du crâne qui était poilue, bon évidemment, comme le voyage est long, il faut que le texte tienne aux intempéries, donc je te recommande le tatouage. Une fois que les cheveux ont repoussé, tu envoies ton esclave à ton correspondant.
Enfant du Futur Immédiat, oui, à l'époque, on s'embarrassait nullement d'utiliser un esclave pour n'importe quoi. Les SSII n'ont rien inventé de neuf quand elles refourguent de l'ingénieur Java pour retaper un vieux projet en WinDev.
Si le principe de l'esclave messager est maîtrisé, comme le fait qu'il sache qu'il porte un message très important et dont il ignore le contenu, il a néanmoins quelques inconvénients. Quelques. Accroche-toi et prends des notes !
Le premier d'entre eux est la repousse du cheveu. Il faut bien compter un mois pour que le message soit suffisamment caché. Heureusement, il est possible d'anticiper en écrivant à l'avance les messages que tu seras susceptible d'envoyer. Et comme tu es un général qui règne sur la moitié des légionnaires romains, personne ne verra d'inconvénients à ce que tu aies en permanence une vingtaine d'esclaves dans ton intendance. Le détournement de biens vaut mieux que deux tu l'auras.
Le deuxième inconvénient est la lenteur du trajet. Toute l'astuce du message caché sur un esclave réside dans le fait que le vecteur humain doit paraître parfaitement quelconque durant son périple. Il est donc hors de question qu'il circule sur un cheval de course sur les voies romaines, sinon, contrôle au faciès oblige, il va se faire arrêter par la patrouille volante et on va lui demander les papiers du véhicule.
Il ira donc forcément à pied et en petite foulée, parce qu'il y en a ! oh que oui, il y en a des milla passum entre ta garnison en Germanie supérieure et Roma capitale. Plusieurs dizaines de distances Marathon-Athènes, où, rappelons-le, le messager était mort d'épuisement en arrivant sur l'esplanade du Parthénon, n'arrivant à dire son message que dans son ultime râle. 42 km, là, c'est une paille en comparaison !
Le troisième inconvénient de la technologie de l'esclave est de s'assurer la loyauté de ton messager. À cette fin, il vaut mieux prendre un esclave qui a une famille à laquelle il tient et que tu gardes en otage sous la main, voire pas trop loin du glaive. Oui, car si ton destin est lié à celui de son enfant, parent, compagnon, (baffer la bouche inutile)… ben ton messager a franchement intérêt à ce que tes messages arrivent à temps et à destination. Bon, du coup, tu passes de la vingtaine à la centaine d'esclaves dans la suite de ton état-major. Une bonne centurie. Les soldats pourraient commencer à jaser.
Le quatrième inconvénient est la surface d'écriture disponible sur la surface pileuse d'un crâne. Supposons que tu as un besoin urgent de renforts… Je te souhaite bonne chance pour écrire la liste complète de tes courses sur un seul occiput :
Avé Claudius !
Fait passer en urgence au Sénat une rallonge budgétaire : Expédie-moi ASAP 20 centuries, 175 chevaux, 7 tours d'assaut, 4 béliers et 8 balistes, je suis coincé du côté de Friburgum Brisgoviæ en Helvétie Occidentale. Je te rapporte des meules de Gruyera, tu vas adorer.
Bisous !
[Signé :] Cnaeus Pompeius Magnus
Le cinquième inconvénient est que la tête d'esclave est un support peu ré-utilisable : d'abord le message est déjà écrit sur la tête de façon indélébile, donc à force de barrer et d'écrire à côté, ben y'a plus de place. Et en plus, une fois qu'il a délivré un message à un Sénateur qui entraine une action défavorable pour le parti de l'opposition, ben la tête de l'esclave est un peu connue, il ne passe plus inaperçu, bref, il est grillé. En plus, on doit aussi se méfier de ceux vendus au marché des esclaves de seconde main, ils ont peut -être déjà servi.
Le sixième inconvénient est le manque de discrétion en cas de mort du messager. Ben oui, étant donné qu'il est esclave et ne porte pas forcément d'arme avec lui pour que le voyage reste discret, il faut le faire suivre par un garde du corps. Et si jamais l'esclave meurt, de raison naturelle ou de raison… naturelle… le garde du corps doit donc alors décapiter l'esclave et amener la tête en décomposition au sénateur à qui il est destiné.
T'imagines ? Tu sièges au Sénat, et en pleine délibération, t'as un homme vaguement en guenilles civiles qui te fait mander, qui dit aux huissiers qu'il a un colis urgent pour toi, lequel colis pue la mort, ce que le banc du parti opposé n'aura pas manqué de remarquer, et à ton retour, tu tentes de faire passer une loi urgente de soutien à Pompée. Va essayer de faire croire aux sénateurs du parti de César que tu recevais un colis de fromages bien faits depuis l'Auvergne au tarif chariot à bœuf lent…
Le septième inconvénient est l'interception. Si l'esclave se fait prendre par le clan adverse, et que le message est découvert, il est immédiatement compréhensible par l'ennemi. Ce qui nous amène au dernier inconvénient de la technologie du message secret par esclave messager : on n'est jamais à l'abri d'une mauvaise blague.
Si le camp de César a compris le principe des messages secrets avec un esclave, il peut préparer un esclave avec un faux message, et créer une sacrée confusion dans ton camp.
Dans le camp opposé à Pompée, César utilise une technologie moderne : le chiffrement. Il existait déjà des technos approchantes comme le bâton de Plutarque ou la substitution de mots, César a industrialisé le principe :
Il suffit de décaler chaque lettre du message de trois positions dans l'alphabet pour obtenir un message qui ne soit pas lisible sinon par les initiés. Lequel message peut s'écrire sur un papyrus standard, à la longueur qui te conviendra.
Et quitte à y aller, tant pis pour la discrétion ! On mande une estafette, on lui met les meilleurs chevaux italiens sur un char de course, avec armement et panier-repas pour la route (du boudin d'urus ! gâté, va !
), et on y va à toute berzingue sur les voies romaines.
Hue Ferrari ! Hue Mazzerrati !
Forcément, le message arrive nettement plus vite à Rome, on n'a pas besoin d'entretenir une centaine d'esclaves avec ses soldats et c'est ainsi que César mis une branlée à Pompée.
Veni, vidi, vici avec accusé de réception.
Enfant du Futur Immédiat, la morale de l'Histoire est que le message chiffré va bien plus vite que le message planqué.
[Le texte complet est disponible sur le site de son auteur]
Auteur : DaScritch
Photo : Buste de Pompée, exposé à la glyptothèque Ny Carlsberg à Copenhague, prise par Gunnar Bach Pedersen, domaine public.