Extrait de l'émission CPU release Ex0138 : Vampyroteuthis infernalis, épistémologie fabulatoire.
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Acte 1 : Le Vampyroteuthis infernalis
- Royaume
- Animal
- Embranchement
- Mollusque
- Classe
- Céphalopodes
- Famille
- Vampyroteuthidæ
- Genre
- Vampyroteuthis
Calamar vampirique de l'enfer
Nous allons vous raconter une fable.
Une histoire venue des abysses qui interroge notre condition humaine et nos rapports aux technologies numériques.
L’histoire que nous vous livrons est celle d’un céphalopode, cousin du poulpe et du calamar, vivant dans les abysses.
Cette espèce singulière a été retrouvée dans les mers de Chine à la fin du XVIIème siècle, lors d’une grande expédition scientifique : Valdivia. À cette époque, l’allemand Carl Chun identifie l’animal comme appartenant au registre des poulpes. Il fut pêché, et ramené mort à la surface de nos terres pour une étude minutieuse.
Pourtant, il n’est ni poulpe, ni calamar et se refuse à notre taxonomie scientifique. Ses yeux et son cerveaux ressemblent d’ailleurs étrangement aux nôtres.
Aujourd’hui, nous pouvons observer le Vampyroteuthis infernalis à l’aide de vaisseaux sous-marins, descendant à des milliers de mètres de profondeurs.
Nous avons même construit un aquarium à haute pression pour l’accueillir au sol de notre surface en Californie.
Nous savons qu’il n’est ni pieuvre, ni calamar, mais qu’il possède son ordre spécifique, celui des Vampyromorphida.
L’eau, qui se situe autour de nous est à la surface de ces enfers. Il nous faut descendre, au plus profond, pour trouver cet être vampyrique fabuleux. Imaginez un instant… qu’à travers une créature octopode, puisse apparaître le miroir de nos existences contemporaines, baignées de médias numériques.
Vous entendrez parfois la voix de Flusser. Parfois, celle de son ami Louis Bec. Parfois celle du Vampyroteuthis infernalis.
Aussi loin que puisse sembler être le vampire des abysses, nous partageons avec lui la particularité d’un psychisme en proie à des milieux d’informations très complexes.
Intelligence tentaculaire.
À quoi ressemble-t-il ?
Le vampire des abysses peut faire jusqu’à 12 mètres de diamètres. Son manteau gélatineux varie du noir velours au rouge pâle, selon le lieu et les conditions d'éclairage. Une membrane de peau relie ses huit bras, chacun bordé de rangées d'épines charnues ou pointues ; l'intérieur de cet habillage
est noir. Seule la moitié la plus éloignée du corps des bras est munie de ventouses et de photophores. Ses gros yeux globuleux varient du rouge au bleu selon l'éclairage. Les adultes ont une paire de nageoires, semblables à des ailettes ou des oreilles, en saillie sur les côtés latéraux de leur manteau.
Lorsqu'il les agite, le vampire des abysses semble voler dans l'eau.
Du point de vue, métabolique : tout nous oppose.
L’évolution a fait de nous des êtres bipède, préférant la station debout et la marche. Chez ce mollusque, c’est tout l’inverse : la tête et les pieds coïncident, la bouche et l’anus se rapprochent.
Vampyroteuthis habite le monde en spirale, sa ligne est un cercle.
Le vampire des abysses est entièrement couvert d'organes produisant de la lumière, appelés photophores. L'animal a un grand contrôle sur ces organes, capables de produire des flashs de lumière toutes les fractions de seconde jusqu’à plusieurs minutes pour désorienter les prédateurs.
Le Vampyroteuthis produit des nuages, la sépia, qui flottent dans l’eau.
Ces attributs biologiques sont la manifestation d’un langage inter-spécifique.
Fermez les yeux, imaginez :
Un animal lumineux, avec une cape.
D’abord replié sur lui-même,
Il doit étendre son manteau pour s’ouvrir au monde.
Il est littéralement capable d’absorber le monde.
C’est un vampyre bien inoffensif.
Sa cape est un leurre. Un jeu avec la perception des autres.
Il se contente, pour se nourrir, de la pluie des planctons qui flottent tranquillement autour de lui.
Son met favori est une neige lumineuse qui traverse les profondeurs.
Il est le reflet de notre humanité. En tout point il nous diffère. Nous voyons en lui le miroir de notre condition.
C’est le Vampyrotheutis infernalis.
L’homme vient des continents. Le Vampyroteuthis des abysses.
Nous aspirons à la lumière. Il s’est enfoncé dans l'obscurité des océans.
Si notre espèce est relativement récente. La sienne date des temps les plus anciens.
Il ne tolère pas l’air que nous respirons. Tandis, que nous serions écrasés par la pression dans les abîmes qu’il habite.
Il est mollusque. Nous sommes squelette.
L’homme pense en 2 dimensions. Vampyroteuthis en 3.
L’homme est cartésien. Vampyroteuthis est dynamique.
Nous éprouvons la Terre, nous la manipulons de nos mains. Il absorbe le monde, sa représentation en est expérientielle.
Nous œuvrons pour Dieu. Il œuvre pour le Diable.
Le monde que saisit le Vampyroteuthis est un tourbillon fluide et centripète. II le saisit pour distinguer chacune des in fluences du monde sur lui. Ses tentacules, par analogie à nos mains, sont des organes digestifs.
Notre forme de saisie est active : nous traversons un monde stable et subsistant.
Sa forme de saisie est passive, passionnelle ; passionnée : il accueille un monde qui afflue vers lui.
La main et la tentacule. Deux formes de perception du monde. Deux arts divergents.
Acte 2 : L’art vampyroteuthique
Dans sa nuit éternelle, le Vampyroteuthis utilise la lumière pour communiquer. Il peut transmettre des informations lumineuses jusqu’à plusieurs minutes, leur donner une forme spécifique. Il peut éjecter du bout d’un bras un nuage de mucus collant, bioluminescent, contenant d'innombrables orbes de lumière bleue. Il peut s’agir d’un geste instantané, ou d’une œuvre plus longue. Son corps est sa toile, son appareil de transmission d’information.
Pour nous, l’art résiste au temps : les peintures, les statues, les cathédrales demeurent dans une forme d’éternité. Dans les abysses, les matériaux ne tiennent pas.
Mais qui, de l’être humain ou du Vampyroteuthis, voudrait tomber dans l’oubli ?
Personne.
L’art, cette action que l’on attribue à l’être humain, va à l’encontre du néant. Il inscrit dans la pierre, le bois, ou tout autre médium des informations. L’art est une façon de transmettre ces informations pour l’éternité.
Du point de vue du Vampyroteuthis, l’art humain est dérisoire. Dans son habitat liquide, seules des informations biologiques ou génétiques, peuvent s’installer dans le temps. La finalité de l’art, qui est de transmettre des informations dans des objets stabilisés, ne fonctionne pas : l’art devient intersubjectif et immatériel.
Le vampy manipule quand même des sortes d’objets. Des objets particuliers. Des objets biologiques, vivants, éphémères.
La couleur. La lumière. Les nuages de sépia.
Il peut donner forme à des nuages, il peut émettre de la lumière, activer la bioluminescence de son corps. Certes, il l’utilise pour échapper à ses prédateurs. Mais aussi, et c’est bien là le plus important, pour transmettre des informations. Ces informations visent à duper son destinataire.
L’art, chez le vampy, est une tromperie.
C’est un viol de l’autre, visant l’immortalisation dans l’autre – l’art comme stratégie du viol, de la haine ; l’art comme duperie, comme fiction, comme mensonge ; l’art comme apparence trompeuse, et donc commebeauté– le tout dans une atmosphère orgastique.
Notre monde rempli d’objets est un monde perfide. L’objet résiste à l’information : le marbre reste marbre. Et le marbre est détruit par le temps. L’art humain n’est pas l’incarnation du beau. L’art est la réalisation des expériences d’un individu dans un objet. Tout à la fois : ses connaissances, ses valeurs et ses sensation.
C’est un moyen de s’entretenir avec l’éternel.
Or, le vampy ne s’attache pas à l’objet et ne se réalise pas à travers lui. Pour le vampy, l’éternité s'acquiert dans l’autre.
Tentacules, chromatophores, nuages sépias, bioluminescences vont au-delà des objets. Le vampy ne se frotte pas à la résistance du matériau mais à celles des esprits qui habitent les autres.
Que se passe-t-il aujourd’hui, alors que nos informations sont stockées dans des programmes cybernétiques ?
C’est-à-dire, quand on y réfléchit bien, que nous sommes, nous-mêmes, des corps en train de nous faire vampyroteuthiser, constamment à l'affût d’information immatérielles…, éphémères…, intersubjectives…
Vous êtes en ce moment même, en proie à une vampyroteuthisation totale.
C’est sur nous que s'exerce le viol des esprits.
Pour le vampy, bien sûr, la situation est différente. Il est tout à la fois pouvoir totalitaire et résistance : s’il cherche à imprimer ses souvenirs en autrui, il est également le programmateur de cette inscription, et donc, le Vampyroteuthis ne la subit pas.
Nous, êtres humains du XXIème siècle, serions alors en passe de nous vampyroteuthiser.
L’art devient intersubjectif et immatériel.
Avec l’automatisation des machines, l’objet devient une camelote. Marchandise. Bien de consommation. Seulement, la machine, l’appareil, devient chez le vampy l’organisme lui même. Nous digérons nous aussi, petit à petit, ce monde numérique, qui est en passe de coloniser les moindres facettes de nos existences.
Nous y sommes immergés, comme le Vampyroteuthis. Nous filtrons sans arrêt les informations. Rejetons. Gardons. Archivons. Maintenons en vie un capital informatique : nos nuages à nous, nos données sont notre plancton.
Ne nous trompons pas :
Nous ne sommes pas Vampyroteuthis et ne le serons jamais. Nous ne vivons pas dans les abysses, les ténèbres noirs d’une nuit éternelle. Nous sommes des bipèdes, qui pensons le monde avec nos mains. Nous devons chercher en lui l’ambivalence, la contradiction, l’immersion dont la surface nous prive.
Que pouvons-nous alors faire alors ?
Si la culture de masse du numérique revient à faire de nous des vampires des abysses, la contre-culture numérique revient, au contraire, à apporter un soin aux objets médiateurs du numérique, que ces derniers soient considérés au rang d’objets d’art. Nos clouds, objets de communication peuvent relever d’un art intersubjectif dans lequel nous aimerions faire passer des expériences. Voilà, une première chose, ce que nous pouvons faire.
Acte 3 : Notre monde vampyroteuthique
À des milliers de mètres de profondeurs, les abysses abritent un être octopodal.
Et, s’il est aujourd’hui possible, par la science, de synthétiser un Vampyroteuthis artificiel ou de concevoir une hybridation Vampyroteuthis-humaine, là n’est pas l’intérêt de cette fable.
Quelle est la morale de cette histoire ?
Flusser ne nous le dit pas.
Pourtant, quelques dizaines d’années plus tard, nous pouvons risquer quelques hypothèses :
Nous marchons sur la surface des océans. Les fossiles de Vampyroteuthis retrouvés dans La Voulte-sur-Rhône nous le rappellent. Le vampy était là bien avant nous, tapis dans les profondeurs, et il commence à sortir de ses abysses. Il remonte par les temps géologiques, et se mêlent à nos habitus numériques.
Le monde du Vampyroteuthis infernalis est le nôtre.
Cela peut vous paraître étrange. Il vit à des centaines de mètres de profondeur. À cette distance, la pression est immense. La nuit est éternelle, mais les sons se propagent très bien.
À cette distance, peu d’animaux survivent encore au manque d’oxygène et à l’acidité de l’environnement.
Pourtant, ces abysses, sont aussi les nôtres.
Pensons à la situation contemporaine, du moins celle du modèle occidental, bardé de capteurs et de sondes en tout genres : caméras, appareils photos, dispositifs de géolocalisation, etc… Pensons également aux masses d’informations circulant sur les réseaux d’information. Bombardés de notifications, de mails, de sollicitations, d’informations et de désinformations en tout genre, nous avons de plus en plus de mal à nous orienter dans un monde entièrement tissé de données numériques. Le milieu technique des technologies numériques, celui du calcul et des langages de programmation informatiques, est un monde de l’invisible, en proie aux pires manipulations, mais également ouvert à des formes de création qui restent encore largement à explorer.
Tel le Vampyroteuthis, nous sommes immergés dans ce milieu. Barbotant dans ces données comme un poisson dans une petite marre d’eau, nous ne savons plus comment filtrer
ce qui passe en nous, ce qui infiltre nos subjectivités sans que l’on s’en rende compte. Nous cherchons de nouvelles métaphores, de nouveaux récits, pour comprendre le réel.
Et c’est là qu’intervient le poulpe des abysses, dont l’éloignement géographique et temporel joue comme un miroir de notre condition contemporaine. Il nous faut descendre dans les abysses, et, au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau
.
Sans lumière, entre 600 et 900 mètres de profondeur, voire plus, la région des océans qu’habite le Vampyroteuthis infernalis constitue un habitat pauvre en oxygène. Cette obscurité, cette condition de l’invisible, est comparable à la fascination que nous éprouvons pour les boîtes noires
, des dispositifs technologiques qui façonnent notre quotidien. Dès lors, pourrions-nous apprendre du poulpe comment naviguer
avec aisance et élégance dans ces pluies de plancton ? Pourrait-il nous enseigner à trier
ce qui nous est inintelligible ?
Tel est pour nous, la morale de cette histoire.
Aller chercher dans le modèle octopodal, une nouvelle façon de raconter le monde qui afflue en nous.
Aller chercher dans sa tromperie des manière de nous conduire en ce monde.
Texte : Élise Rigot et Anthony Masure
Lecture : Raphaël Caire
Prise de son : Claude Tisseyre
Montage : Élise Rigot
Illustrations musicales : Epliglottis - Tranquility, Radio Phaune - Metamorphoses : Frog,
Radio Phaune - Metamorphoses : Water,
Robertina Šebjanič - Aquatocene,
Cheryl E. Leonard - Confluences,
Epliglottis - Yell, FountainPainPot,
David Toop - Dry keys echo in the dark and humid early hours,
Radio Phaune - Metamorphoses : Starfish
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Illustration : Lumanter Phusagrion © Louis Bec, D.R., détail