Extrait de l'émission CPU release Ex0138 : Vampyroteuthis infernalis, épistémologie fabulatoire.
L'artiste Louis Bec est président de l'Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste, institut qu’il a lui même fondé et qui se donne sa propre légitimité. Sa forme de savoir mêle la fiction et le réel : elle s’appelle l’épistémologie fabulatoire.
Avec Vilém Flusser, il nous incite à créer d'autres façons de voir la nature, des para-nature
. Et ce serait des natures qui n'utilisent pas les mêmes méthodes que les sciences naturelles : elles utiliseraient des méthodes parallèles à celle des sciences naturelles, mais qui avancent dans d’autres domaines du réel
.
Dans une leçon d’épistémologie fabulatoire, la numéro 12, Louis Bec rend hommage à son ami Vilém Flusser récemment décédé (1991).
Je vais tenter de relater, très rapidement, une énigme hypozoologique que je ne peux plus taire. Même si cette relation doit porter atteinte à ma belle réputation de zoosystémicien. Pour le faire de manière précise, je préfère lire ces quelques lignes, mon désarroi actuel risquerait de trahir la réalité des faits.
Je ne suis, comme vous le savez, qu'un modeste zoosystémicien, qui n'a fait aucun effort pour le devenir, car dès l'âge de 4 ans, j'ai su que je n'allais être qu'un artefact. Les faits qui vont suivre tendent à le prouver.
J'ai obtenu avec éclat mon diplôme de zoosystémicien. Ce diplôme m'a été décerné par l'Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste, Institut que j'avais pris soin de fonder quelques années plus tôt et dont je suis le seul diplômé et apparemment le seul président.
Mes maîtres m'avaient pourtant dit que ce diplôme me mettrait à l'abri des mésaventures qui vont suivre. Je profite donc de l'occasion qui m'est donné ici, pour rendre public des événements graves. Voici les faits : Depuis plus de 15 ans, Vilém Flusser et moi-même avons entamé un dialogue amical et ininterrompu. Rien d'extraordinaire à cela.
Durant ces années, nous avons coulé des jours heureux, engoncés dans la confortable et moelleuse complexité de nos propos.Pourtant, un jour, c'était un samedi, je crois, un objet de forme
céphalopodiques'est matérialisé tout à coup au centre de notre discussion. Cet objet s'est mis à évoluer dans notre espaced'entre deux, avec une certaine arrogance et une certaine désinvolture, qui me font encore frémir. J'ai longtemps pensé, que j'avais été le seul à observer les évolutions de ce céphalopode. J'ai même cru qu'il faisait parti de ce type d'hallucinations qui se produit quand la pensée atteint de très hauts sommets. Le premier moment de surprise passée, et comme Vilém Flusser ne semblait pas affecté par ce phénomène, je n'ai pas daigné en parler, notre propos développait des axes tellement plus profonds et essentiels pour l'avenir du monde.Combien de temps ce céphalopode évolua-t-il dans notre circonstance, je ne saurais le dire, car ce genre d'organisme a la propriété de devenir translucide par mimétisme, surtout dans le flot cristallin de la pensée. De plus il est doté de moyens de locomotion multiples et se déplace avec la fulgurante rapidité des flux neuroniques.
Il faut reconnaître qu'il n'eut jamais l'outrecuidance de répandre entre nous cette ancre noire qui brouille la vue, masque la présence et macule les idées. Plusieurs années s'écoulèrent ainsi, dans l'oubli de cet événement.
Notre dialogue amical et ininterrompu se poursuivit.Par malheur, un jour, ce moment ne s'effacera jamais de ma mémoire, Vilém Flusser me montra triomphalement un texte qu'il venait d'écrire. Ce manuscrit avait pour sujet le Vampyrotheutis infernalis, un céphalopode évoluant dans les grandes profondeurs des océans. Je me souviens de cette première lecture. Lecture toujours difficile, car Vilém Flusser qui parle des nouvelles technologies avec une rare intelligence, emploie une machine à écrire de l'après-guerre. De plus la version papier pelure et ruban bleu fatigué, déstabilisait ma lecture, comme les chromatophores irisés et changeants de la peau du Vampyrotheutis infernalis.
Ses tentacules par ses ventouses syntaxiques aspiraient le peu de sens qui me restait. Les images de celui-ci s'imposèrent à mon esprit avec une incroyable force. Je fus convaincu tout-à-coup qu'il n'avait jamais disparu, qu'il s'était installé entre nous, d'une manière constante durant de longues années. Il avait continué à se déplacer et à croître dans la profondeur abyssale de nos concepts, sans que nous nous en doutions, se fortifiant vampyromorphiquement et infernalement de l'énergie de notre pensée. Au point d'avoir phagocyté l'esprit de Vilém à son insu. Je fus obligé de constater, avec effroi, que le mien l'était très probablement aussi.
Il y a trois ans maintenant, deux jeunes et fringants éditeurs allemands, en plongeant dans les tiroirs du bureau de Vilém Flusser, avec les scaphandres autonomes propre à cette corporation, renflouèrent ce texte et décidèrent avec une belle insouciance de l'éditer. Il me fut demandé de présenter certaines facettes de ce « Vampyrotheutis infernalis ». Je fus amené, sous domination céphalopodique, à mettre à l'exercice une prolifération cladiques, proposant certaines bases d'une éthologie de la prédation chez les Vampyromorpha et les aspects morphogénétiques qui en découlent.
Ainsi plusieurs comportements très amicalement prédateurs me furent imposés :
- La prédation par les pouvoirs fascinatoires des messages bioluminescents, pouvant constituer les éléments d'une Teuthotheologie.
- La capture des proies, au moyen d'émission de substance gélatineuse, permettant de les façonner au plan formel, comportemental, social et idéologique et de viser une approche hypostereorheomatique.
- La prédation par des attitudes comportementales séductiformes et par des émissions de phénomènes vibratoires zoosémiotiques, facilitant la saisie d'un vivant au moyen d'organes spécialises.
- La prédation par la constante transformation hypocrisique provoquant des désarrois et des dérèglements métaboliques chez les proies.
Je vis maintenant, sous l'emprise du grand doute hypozoologique. Aucun zoosystémicien consciencieux, de toute l'histoire de l'Upokrinoménologie, ne s'est trouvé sous une telle pression épistémologique. Il apparaît que le Vampyrotheutis infernalis comme tous les autres Vampyromorpha d'ailleurs, est une chimérisation émergeant des dessous troublants de l'amitié. Qu'il est la concrétion céphalopodique d'un dialogue. Qu'il est une chimérisation, non de l'assemblage ou du collage occasionnel, mais d'un bien curieux clonage. La présence de trois cœurs caractéristiques de cet organisme, ainsi que la ruse par laquelle il a su avaler sa coquille au cours des siècles, pour passer de l'obscurité à la transparence, en donne la preuve.
Le zoosystémicien doit en tirer les conséquences :
- Les céphalopodes, qui constituent la plus grande part de la biomasse dans le monde, seraient le produit d'une zoologie mentale et épiphanique élaborée artificiellement, une zoologie colloïdale et fictionnelle de l'interface communicatoire.
- L'embranchement des céphalopodes serait la matérialisation d'une morphogénétique envahissante et tentaculante, substitut vivant des tentatives désespérées de l'espèce humaine pour purifier idéalement ses comportements relationnels et locutoires.
- Enfin, le plus grave. Les zoologistes en considérant les céphalopodes comme des animaux communs et en plaçant leur embranchement dans la classification zoologique ont donné la preuve évidente qu'ils n'avaient jamais eu d'amis, même parmi les bêtes et qu'ils ont vécu sans pieuvres d'amitié.
Depuis, le zoosystémicien tente d'éviter de tomber dans le piège darwinien de l'authentification classificatoire du zoologisme objectif, il modélise systématiquement, lui-même, avec vigilance, ses propres bestioles céphalopodiques.
(Orthonature, Paranature Institut de recherche paranaturaliste, 1978, édition limitée, Vilém Flusser)
L’artiste paranaturaliste Louis Bec enseignait à l’école des Beaux Arts d’Aix en Provence où il supervisera notamment une grande exposition Le vivant et l’artificiel qui explorait tout azimut toutes les facettes de ce couple vivant/artificiel conçue, pour le festival d’Avignon en 1984 aux Hospices de Saint-Louis. Dans cette exposition, un amoncellement d’objets selon différents modèles, scientifiques, biotechnologiques, artistiques, se côtoyaient : ils créent un chaos. Ce bruit déstabilise, tout devient vivant et à la fois artificiel. Il paraît que les étudiants des Beaux Arts n’eurent pas cours cette année là pour se consacrer à ce projet.
J’aimerai bien aujourd’hui que l’on se repose ces questions avec des étudiants, et qu’on l’on monte encore des expositions fouillies, remplies, qui ne seraient pas lisses, dont les clefs de lecture ne seraient pas données à l'avance, le programme ne serait pas connu. Faire participer celui qui voit, l’inviter à notre pensée.
Le geste de partager.
Texte : Élise Rigot et Louis Bec © D.R.
Photo : Louis Bec, auteur inconnu, source École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence, D.R.