Extrait de l'émission CPU release Ex0215 : Café bricole.
Qu'est-ce qu'un objet raisonnablement réparable ?
Ce qui n'est pas l'objet d'une usure de part son fonctionnement, sinon nous avons une pièce qu'on peut qualifier de consommable, et qu'il est vain d'essayer de réparer parce que le principe même de son fonctionnement est auto-destructif et la rend jetable.
Parlons du premier appareil électrique consommable à destination du grand public : l'ampoule à incandescence.
Au cœur de celle-ci, on y trouve un filament de métal que l'on chauffe littéralement à blanc, et s'il ne brûle pas à cette température, c'est qu'il est isolé de l'oxygène par l'ampoule de verre dans laquelle il est scellé. Une résistance dissipe la puissance électrique qui la traverse en émettant chaleur et lumière.
Et qu'est-ce qu'elle chauffe ! Car si on parle d'incandescence
, c'est pas pour rien, cette incandescence vient de deux phénomènes physiques : l'effet Joule où plus l'intensité électrique qui traverse un matériau est importante, plus la résistance de ce matériau à la circulation de l'électricité dissipe une partie de l'énergie, et la loi de Planck où plus un matériau est chauffé, plus il émet un rayonnement énergétique, qui commence d'abord dans l'infrarouge pour aller de plus en plus vers l'ultraviolet.
D'abord, le matériau traversé par l'électricité s'échauffe, commence à émettre de la chaleur donc des infrarouges, plus rougeoie faiblement, la lueur émise devient une lumière orange et plus lumineuse, puis jaune de plus en plus intense et devient de plus en plus blanche et étincelante. Donc plus le filament monte en température, plus la lumière perçue est proche du blanc et est intense donc fourni un éclairage confortable et pratique. Et donc cela veut dire qu'une très grosse partie de l'énergie électrique consommée par cette ampoule part tout simplement en chaleur plutôt qu'en lumière. Franchement pas le top en termes de rendement ou d'éco-responsabilité.
L'ampoule à incandescence est un jeu où l'on tutoie les limites du filament, qui finit soit par casser, soit par fondre, soit par se sublimer et à opacifier l'ampoule.
Notez qu'avant l'ampoule, on savait éclairer avec des électrodes à arc, qui font une très intense lumière bleutée, dont les électrodes au charbon se consument au fonctionnement, et dont la dangerosité, la haute tension et la difficulté de réglage ne la rend même pas envisageable pour un usage dans les foyers. C'est pour ça qu'on peut dire que l'ampoule a rendu populaire l'électricité auprès du grand public.
Les premières méthodes de fabrication de l'ampoule électrique seront laborieux. Elles seront construites artisanalement à base de filament de carbone. Pour en améliorer la lumière, l'intensité, avoir une teinte moins jaune, augmenter la longévité, et le rendement, différents pionniers comme Joseph Swan ou Thomas Edison vont expérimenter des filaments de différentes matières : le coton, le bambou, l'acier, la céramique… Le tungstène donnera le meilleur résultat, son point de fusion à 3 422 °C permet de monter plus haut en température, donc fournir à la fois une lumière plus blanche et plus lumineuse. Mais sa production est un tour de force au début du XXème siècle : obtenir un très fin fil d'un métal qui demande une température extrême pour fondre, qu'on enferme dans une capsule de verre que l'on porte sous vide… ouais, c'est chaud !
L'ampoule à incandescence reste très périssable par nature : le moindre choc, la moindre saute de courant ou vibration peuvent casser le fil, la moindre faiblesse dans la douille peut faire entrer de l'oxygène et donc faire brûler le filament, le verre fin de l'ampoule aussi peut péter et il y a évidemment le choc thermique à chaque allumage et extinction.
Grâce à l'usage de gaz neutre au lieu du vide, de verres spéciaux pour l'ampoule, de techniques de suspension et d'amortissement du fil, les différents industriels arrivent à prolonger la vie des ampoules, qui passent d'une centaine à plus d'un millier d'heures de fonctionnement. Pour ces entreprises qui produisent d'autres appareils électriques, et sont aussi fournisseurs avec leurs centrales électriques et leurs réseaux de distribution, chaque avancée impacte directement les autres filiales. L'ampoule électrique est un objet d'une technicité incroyable, et le produit phare dont rêve chaque foyer en ce début du XXème siècle.
En janvier 1924, des industriels produisant des ampoules électriques se réunissent et lancent une co-entreprise. On y trouve le géant américain General Electric, l'allemand ELIN (future Osram), le néerlandais Philips, le hongrois Tungsram, le britannique Associated Electrical Industries, la française Compagnie des Lampes mais aussi des groupes japonais, italiens et mexicains. Chacune de ces entreprises a un portefeuille fourni de brevets, de savoir-faire et leur marché national est lorgné par les autres. Après deux décennies de coups bas et de procédures juridiques, ces entreprises fondent donc une société de droit suisse : la Phœbus S.A., Compagnie Industrielle pour le Développement de l'Éclairage.
Techniquement, on peut parler d'un cartel, où les fabricants vont se coordonner et édicter des normes. Ils vont établir des règles de fonctionnement interne, le paiement de droits sur un pool de brevets et une normalisation des procédés et produits.
Certains voient dans le cartel Phœbus l'origine de l'obsolescence programmée. C'est pas faux : on sait que les ampoules à filament ne peuvent que périr, dans un délai plutôt court.
Dans les années 1920s, on arrivait à produire des ampoules dont l'espérance de vie pouvait atteindre 2 500 heures, et les membres de ce cartel se sont concertés pour la limiter à un millier d'heures. Les ampoules produites par les fabricants membres étaient régulièrement testés sur banc d'essai, et si des modèles dépassaient les 1 000 heures de fonctionnement, une pénalité financière frappait le fabricant.
Alors comment a-t-on réduit cette espérance de vie ? En réduisant le diamètre des filaments de tungstène. La raison est plus pragmatique que commerciale, purement physique : plus on souhaite élever la luminosité et étaler le spectre émis par une ampoule à voltage constant, plus la température du filament doit être élevée ; et plus on veut rester dans une consommation électrique raisonnable, plus ce filament est fin. Sinon l'ampoule demande trop de puissance électrique, à un niveau qui devient dangereux pour la plupart des installations des habitations. Surtout dans les installations électriques d'il y a un siècle.
N'oubliez pas : les constructeurs membres du cartel étaient quasiment tous fournisseurs d'électricité, et avant la Seconde Guerre Mondiale, les centrales électriques n'avaient rien à voir avec maintenant. Ces fabricants avaient plutôt intérêt à avoir sur leur réseau des ampoules qui consomment moins à puissance lumineuse égale, sinon leurs clients pouvaient installer deux fois plus d'ampoules, ce qui aurait demandé autant de centrales et tirer de nouvelles lignes électriques et transformateurs. Économiquement, c'est pas aussi simple d'en calculer les gains. D'où le besoin de vendre des ampoules à incandescence dont les filaments sont plus fins, pour justement ne pas avoir à refaire plus vite toute l'infrastructure de distribution.
Quant à cette limite concertée de vie, elle ne touchait pas un moyen d'éclairage qui commence à éclairer les années 1920s : les tubes de néon. Ceux-ci était bien plus efficaces pour transformer l'électricité en lumière, et bien plus durables. Bon, par contre, pour installer un néon, il faut aussi cabler un starter et un ballast, une protection pour ne pas péter le verre, c'était pas forcément plus économique à l'achat.
Le cartel Phœbus s'était donné une date limite d'existence : l'année 1955. Dans les faits, ce cartel n'aura existé que deux décennies, il se liquide de lui-même en 1939 à cause de la Guerre Mondiale, les groupes concurrents devenant parfois ennemis.
Après guerre, en 1949, le gouvernement américain fera un procès contre General Electric, Westinghouse, Philips et une dizaine de fabricants américains, soupçonnant une entente sur les prix des ampoules, que General Electric a imposé un monopole sur les machines de fabrication et les matières premières utilisées. À la lecture de la décision de justice (oui, je l'ai lue), on apprend ainsi que la marque Mazda n'est pas une marque d'ampoule, mais le nom des services contrôle qualité de General Electric sur le respect des normes attendues par le cartel Phœbus.
En résumé, le jugement condamne surtout les pratiques anticoncurrentielles, le monopole sur les fournitures et procédés de fabrication, et l'entente sur les prix. Y'a bien un chapitre consacré à la détérioration de la qualité des produits, mais l'expert consulté conclut qu'à luminosité équivalente avec une durée de vie plus longue, les piles des lampes torches se videraient plus vite. C'est même expliqué sur le plan économique :
Deux ampoules de 100 W prévues pour durer 750 heures coûteront moins cher au consommateur qu'une ampoule de 100 W prévue pour durer 1 500 heures et fournissant la même lumière.
Une commission d'enquête sera constituée par le Parlement britannique. Le rapport rendu en 1951 contient nombre de détails et d'auditions d'acteurs du marché. (Oui, j'ai de saines lectures les nuits d'insomnie… vive l'éclairage électrique.)
Si eux aussi prouvent l'entente sur les prix et les pratiques anticoncurrentielles, les conclusions sur la durée de vie réduite des ampoules démontre aussi que les consommateurs n'ont pas été lésés financièrement. Construire une ampoule plus solide aurait coûté plus cher à l'achat et sur la facture d'électricité.
C'est étonnant, car, de nos jours le cartel Phœbus est régulièrement ressorti dans la discussion comme la naissance de l'obsolescence programmée, la preuve d'une conspiration de l'ensemble des industriels au détriment du consommateur. Ben maintenant, vous saurez que c'est beaucoup moins évident que ça, selon le bon vieux principe du rasoir électrique d'Ockham.
Alors je ne dis pas que l'obsolescence programmée pour pousser à la consommation n'existe pas, mais que le cas du cartel Phœbus n'est pas un bon exemple. Par contre, on devrait plus s'intéresser par exemple aux moteurs électriques de votre frigo ou de votre machine à laver. Il est vrai que les appareils des années 1960s étaient bien plus solides, sauf qu'ils coûtaient nettement plus cher : un simple frigo valait 2 SMIC, et la consommation électrique était nettement plus importante qu'un appareil de maintenant, à volume et température comparables.
De nos jours, comme ce qui se vend c'est ce qui coûte moins cher, oui, les fabricants se concertent pour construire moins solide… parce que certains tentent parfois de faire des gammes de qualité, mais bizarrement, elles se vendent pas des masses, et c'est peut-être dû à leur prix.
Ah oui, on entend souvent parler de l'ampoule centenaire, une ampoule à incandescence qui détient le record du monde de durée, qui éclaire non-stop une caserne de pompier en Californie depuis 1901 encore, là, maintenant. Je vous renvoie sur le billet de Dr Goulu assez éclairant sur cette ampoule à filament de charbon ou encore la vidéo de Technologies Connections où il parle du cartel Phœbus et de la technologie des ampoules à filaments en général. Pour le youtubeur Technologies Connections, cette ampoule qui a été fabriquée quasi artisanalement a tout simplement un défaut, qui fait que son filament chauffe trop peu. D'autres thèses font remarquer que les lampes à filament de charbon dans la durée ont tendance à se durcir et être plus cassantes, à ne plus avoir la même résistance électrique, et donc avoir un point d'incandescence nettement plus haut, ce qui les rend moins lumineuses.
La deuxième explication me semble plus logique.
Et dans les faits, cette ampoule centenaire éclaire de manière très très symbolique : sa puissance rayonnée est actuellement l'équivalent d'un filament au charbon de 4 W, et diminue chaque année, du fait des dépôts dans l'ampoule venant du filament de carbone qui se sublime. En fait, ce type d'ampoule, vous n'en voudriez pas car elle consomme beaucoup d'électricité pour un très faible éclairage.
Alors oui, ça m'a fait bizarre d'arriver à cette conclusion : que la durée de vie volontairement limitée des ampoules à incandescence n'a finalement pas pénalisé le consommateur.
De toutes façons, que vous adhérez ou non à ma conclusion, toutes mes sources sont sur la page web de l'émission, vous y trouverez plein de liens, de vidéos de tests, de cours de physique et des articles juridiques. Car je vous dois plus que la lumière.
Texte : Da Scritch
Photo : old fashioned lightbulb candle lamp light bulb CC-By torange.biz