Extrait de l'émission CPU release Ex0114 : Design spéculatif, biotech et algorithme prédictif.
Élancé, au bord du promontoire, tu t'apprêtes à hisser ton corps. Tu esquisses un premier plongeon. En bas, les abysses te renvoient leur profondeur. Surface noire et réfléchissante. Tu as sauté, immergé de tout ton corps dans ce bouillon de culture. Il fait 37 °C, un microcosme vole autour de toi.
Bienvenue dans Bio is the new Black.
Toi qui te demande comment les avancées des techno-sciences feront basculer l’Humanité. Toi qui regarde suspicieusement les chimistes inventer de nouvelles molécules, inconnues, par la biologie synthétique. Toi qui songe à la démesure de l’Homme, de certains hommes en particulier, qui modifient le génome humain à la manière d’un éditeur textuel. Toi qui vit dans ce moment d’incertitude généralisé : Tu te demandes certainement comment imaginer d’autres futurs alternatifs. Car, non, l’immortalité ne te fait pas rêver, et, oui ! l’Éternité doit être mortellement ennuyante.
Tu t’ennuies des scénarios de la SF Hollywoodienne qui se répètent ? C’est que tu ne connais pas encore le travail plus ténu, étrange, dérangeant, de certains designers qui spéculent le monde.
Quelques ingrédients historiques :
Le design spéculatif est né à la fin des années 1990s, on peut citer la thèse du designer anglo-saxon Anthony Dunne, « Hertzian tales ». Dans un ouvrage plus récent, « Design, fiction, and social dreaming » publié en 2013 au MIT Press par Anthony Dunne et sa compagne Fiona Raby (à ce moment-là tous les deux enseignent à la Royal College Academy de Londres). Ils proposent dans cet ouvrage une sorte de design, des outils, pour créer des idées et non plus des choses. Ils posent des questions en et si ?
pour ouvrir le débat sur ce que les citoyens désirent réellement qui sont différentes de simples prédictions ou prévisions. Ils nous engagent à spéculer à propos de tout pour rendre ainsi la réalité plus malléable.
C’est ce qu’on appelle le design spéculatif.
Dunne et Raby ont été grandement inspirés par le design italien des années 1960s et 1970s avec des studios comme Archigram, Archizoom, ou encore Superstudio. À ce moment là, ces studios qui étaient plutôt des collectifs d’architectes, se sont battu contre l’idéologie capitaliste et ont proposé des architecture fictionnelle, critique, qui tournaient en dérision la marchandise et la standardisation de nos modes de vies.
Aujourd’hui, on entend parler du design fiction comme d’un process de créativité en entreprise permettant d’innover sur des terrains nouveaux. Ayant une expérience passée en société de conseil, je ne jette pas tout à fait la pierre à ces sociétés de conseils qui tentent de trouver des moyens pour que les collaborateurs en entreprise sortent de leurs imaginaires et habitudes enfermantes. Pour autant, on ne peut que déplorer l’instrumentalisation de plus en plus globalisante du design. Ce dernier est appelé partout à innover, c’est-à-dire dans notre système économique néolibéral, à mettre sur le marché de nouveaux produits/services qui trouveront leur marché. Il y a comme une inadéquation avec les ambitions premières du design spéculatif pour qui l’objet est une forme de prototype diégétique à penser.
Si pour Leibniz, le monde réel est le meilleur des mondes possibles, au contraire, le rôle du design sera de refuser le donné comme donné, ce sera de faire accéder la conscience à d’autres mondes possibles, afin d’engager l’imaginaire dans des mondes plus souhaitables.
Texte : Élise Rigot
Illustration : Acoustic botany, © David Benqué, with his kindly authorization.