Extrait de l'émission CPU release Ex0126 : Un regard sur le vivant.
Bio is the new Black invite artistes, designers, philosophes, scientifiques et ingénieurs à explorer les multiples questions éthiques, critiques et de créations qui se posent avec les technologies de bio-fabrication.
Aujourd’hui nous interviewons Marie-Sarah Adenis :
- Directrice artistique de l’entreprise de biotechnologie Pili,
- enseignante l’École Nationale supérieure de création Industrielle (ENSCI) - Les Ateliers,
- intervenante à l’École Nationale des Arts Décoratifs de la ville de Paris (ENsAD),
- designer et biologiste de formation,
- présidente du premier Syndicat des Bactéries.
Première partie : Génomique Oraculaire
Je crois bien que c’est au 226 rue Saint-Denis, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois Marie-Sarah et moi, quelque part dans l’hiver de 2014. Un peu après les boutiques de fringues à destination d’un public ultra-féminisée à bas prix, un peu après la grande arche en pierre, entourée de Kebab, de coiffeurs afros et de restaurants indiens. Si l’on franchit le portail du 226, se tient un laboratoire d’un genre nouveau, son nom est La Paillasse, c’est un laboratoire citoyen et ouvert à tous, un rêve fou où l’on pourrait faire de la science ailleurs que dans les grands laboratoires scientifiques et faire de la recherche citoyenne. C’est là, que je rencontre Marie-Sarah. Et, c’est ici, que nous commençons à discuter de ce que devrait être une réflexion réellement fondée sur le BioDesign (dont nous détestons l’étiquette, peut-être car nous n’aimons pas tellement les catégories de manière générale), nous cherchons l’esprit critique, éclairé, nous cherchons ce qui donnerait autant de sens au vivant qu’au design.
Entre temps, Marie-Sarah termine son diplôme à l’Ensci ainsi que son mémoire « Danser parmi les fossiles ». Les lectures que vous entendrez durant cette émission sont issues de ce travail de recherche.
Entre temps aussi, Marie-Sarah remporte quantité de prix et monte une entreprise, Pili. Ce qui est né au départ dans un squat prend une vie concrète : une expérience consistant à modifier la génétique de bactéries pour leur faire produire des molécules colorantes.
Aujourd’hui nous sommes sur l’île d’Issy-les-Moulineaux, où vit Marie-Sarah Adenis, là-haut, rayonne des objets et des ouvrages qui se livrent à des discussions dans des langues inconnues. Objets de cultes africains, égyptiens, peintures et images, mots et récits. Cet entretien est la première partie de l’interview qui se concentre principalement sur le projet de génomique oraculaire et l’enseignement du design par Marie-Sarah.
Dans le projet « Génomique oraculaire », tu incarnes le duo génétique-épigénétique par le couple Dionysos et Apollon. Dionysos et Apollon apparaissent dans la pensée de Nietzsche dans l’ouvrage « La Naissance de la tragédie » (1872) sous le trait de deux forces antagonistes de l’art que le philosophe Nietzsche tente de réunir, et faire dialoguer. Cette dualité que tu convoques ici, permet de faire pénétrer science et culture. Est-ce que tu peux revenir sur le projet de Génomique Oraculaire ? Comment le présenterais-tu et qu’aimerais-tu en dire ici ?
Dans un premier-temps je crois qu’il faudra quand même expliquer ces deux notions importantes que sont la génétique et l’épigénétique, je ne me risque pas à le faire, je préfère profiter de ta présence.
Il y a dans ton travail, une attention particulière portée aux symboles, à la citation, à la manière de ce que l’on pourrait appeler, des figures de style de Design. La citation à Jérôme Bosch par exemple est extrêmement repérable. Il y a aussi des opérations de traduction, comment traduire, en quelque sorte, ce qu’est un locuste-copiste, un gène fantôme ou un ancêtre commun dans le vocabulaire de la Génomique Oraculaire.
Est-ce qu’on peut dire cela, que tu construis un vocabulaire ?
Deuxième partie : réception du projet à l’ENSCI
Il y a une belle image, une vue d’ensemble, où l’on peut voir différents objets. Je vais tenter de les décrire. Il y a une sorte de bobine de fil juchée sur un promontoire, il y a une arche plein cintre composée de ce qui ressemble à des baguettes de bois dont le motif intercale des rayures blanches et noires, tels des bits en noirs et blanc qui forment un motif abstrait. Il y a la forme symbolique d’une hélices d’ADN enfermée dans un tube à essai posé à l’envers, il y a une échelle qui part dans le vide et commence sur le morceau d’un sol quadrillé. Il y a un jeu de carte qui semble mettre en exergue des mécanismes du vivant sous la forme d’un jeu de tarot divinatoire, il y a la reproduction miniature du retable du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Au dos de ce retable, le fait est connu et visible au musée du Prado à Madrid, se tient un globe, une demi-sphère couverte par la coupole du ciel. Le retable rentre en dialogue avec des séquences plus ou moins longues de noirs et de blanc enfermés sous cloche. Ce sont je crois, la matérialisation métaphorique des gènes. Que se raconte-t-il entre les paysages de luxures, de débauches et de plaisir de Jérôme Bosch et le petit dôme en verre ?
Il y a un jeu de dame, dont les placements réguliers ont été bouleversés par une cartographie cosmologique. Toutes ces choses fourmillent d’idées, de rapprochement. Une partie de ce monde est en noir&blanc, l’autre en couleur.
Comment ce projet a-t-il été reçu à l’Ensci, qui est connue et reconnue pour son enseignement du design industriel c’est à dire la fabrication en grande série de pièce où le jeu est une adéquation des formes de production à la production des formes ?
Qu’est-ce que ça change pour toi, fondamentalement, de penser le design avec cette connaissance de la biologie ?
Tu as en effet étudié à la faculté puis tu as fait un Master 2 à l’ENS d’Ulm, je crois que tu avais même commencé une thèse en neuroscience ?
C’est dans un dédale de plis que l’on rentre dans l’écriture de Marie-Sarah. L’écriture ici n’est pas la mise en plan de réflexions pour les ranger gentiment dans des catégories qui ménage le lecteur.
Il faut trancher dans le pli un chemin pour obtenir un semblant d’explication : pli incorporel, pli frontière, pli volte-face, pli connecteur, pli exponentiel, pli reflet, pli émergence, pli herméneutique, cette mise en plis, notre mise à pli, se fait le long des pages qui deviennent des monts sur lesquels courent des images entre deux-plis : Entre deux frontière de la pensée, qui connecte deux éléments, qui reflète l’écriture. Écriture que l’on pourrait dire rhizomique
dans le vocabulaire de Deleuze et qui me fait penser aux jeux de ficelles
qu’apprécie tant Donna Haraway.
Troisième partie : Enseigner le vivant
Après cette lecture de ton mémoire, nous allons nous intéresser à ton enseignement de la biologie à l’ENSCI les Ateliers. Nous nous intéresserons plus longuement à cette question durant un deuxième entretien.
Est ce que tu peux nous donner un exemple concret de ce que tu enseignes à tes étudiants designers ?
Quels visions animent ces jeunes designers ?
Le projet explore les relations entre le queer et les récentes recherches sur le microbiote humain. Projeté dans un futur hypothétique où l’hétéronormativité n’existe plus, le spectateur est invité à écouter un discours qui énonce comment les personnes atteintes d’homophobie pourraient être prises en charge à travers leur microbiote pour rétablir un équilibre perdu sans lequel ils souffrent d’homophobie.
(Introduction du Projet « Bioqueer » par Robin Bourgeois, Claire-Angelica De Cartert et Talita Otovic, ENSAD 20190. Texte de Marie-Sarah Adenis ©)
Le projet traite de la géo-ingénierie qui consiste à manipuler le climat à grande échelle avec des techniques potentiellement dangereuses et qui donnent la sensation que tout pourra être réglé par un surplus de technique.
Ce techno-solutionnisme évite de se confronter à la question des causes de ce dérèglement. Le programme spéculatif ATMOS explore comment cette géo-ingénierie pourrait s’imposer dans notre quotidien. Il s’agit d’alerter en pointant les dérives afin de bien comprendre ce que ces techniques de géo-ingénierie impliquent en dépit de leur démonstrations séduisantes.
(Introduction du projet « ATMOS » par Camille Peyrachon et Daniel Cadot, ENSCI 2018. Texte de Marie-Sarah Adenis ©)
Bio is the new black retrouvera prochainement Marie-Sarah Adenis pour une deuxième interview.
Interview : Élise Rigot.
Photo : autoportrait, © Marie-Sarah Adenis, avec l'aimable autorisation de l'auteure.