Extrait de l'émission CPU release Ex0166 : Design graphique dans les pratiques de la science.
Au bord du promontoire, tu hisses ton corps. Tu esquisses un premier plongeon. Autour de toi : des images ; et chacune d’entre elle a sa matérialité propre. Certaines sont des esquisses qui tentent de saisir l’essence de l'objet représenté.
Il y a les formes des abysses, des éléments invisibles et insaisissables à notre échelle, il y a des courbes, des tableaux, des modèles, les coupes anatomiques de Vinci, la perspective d’Alberti, les diagrammes de Flusser, les schémas de Mendini, le plan de l’objet technique, et le dessin d’intention.
Nous sommes les héritiers de ces images, de ces modes de représentations, de ces modalités expressives de formes de voir le monde. En hériter est une tâche. Nous héritons des théories scientifiques, des divisions de la pensée moderne, nous héritons des gestes qui nous ont précédés. Dire cela, c’est commencer à appréhender notre manière de saisir cet héritage.
Pour parler de nos ancêtres, une image connue en biologie est celle de l’arbre. A chaque branche, se situe l’histoire d’une espèce, et au nœud de l’arbre, une parenté commune. C’est l’arbre de la vie [phylogénétique
] dessiné par le biologiste Ernst Haeckel. Aux racines de celui-ci se positionnent les animaux primitifs, plus loin, les animaux invertébrés et avec eux, les éponges, les insectes, quelques branches plus hautes, un oiseau, puis un singe. Et à la cime de l’arbre : l’humain.
La métaphore n’est pas innocente. Nos métaphores ne sont pas innocentes.
Si la présence de cet écosystème pourrait montrer que c’est en tant qu’organisme entier que l’arbre se tient ; une lecture occidentale, nous montre bien l’illusion de supériorité de l'arbre : l’homme devient le produit abouti de l’évolution, son chef d'œuvre. Pourtant, chacune des espèces continue d’évoluer dans le temps, conjointement.
Nous pourrions tenter de lire la chose comme ce qui fait partie de nous : ce sont les éponges, les oiseaux, les insectes, les primates. Nous rappeler comme le fait Morizot qu’à chaque fois que nous salons notre assiette, nous ne faisons que reconstituer notre milieu d’origine, celui des éponges et des anémones de mers : nous avons besoins de ce milieu salé pour vivre et celui-ci nous vient de ces organismes dont nous avons hérité. L’arbre de la vie se transforme dans les dessins de Darwin en un fragment de squelette corallien.
Les théories scientifiques exigent un héritage, un sol commun, sur lesquelles elles puissent pousser : une histoire en somme. Le vocabulaire des images scientifiques soutient, prolonge, illustre, constitue ou participe à la création de ces récits. Ainsi, l’objectivité apparente de la science et de ses appareils, censée représenter le réel tel qu’il est, ressemble de plus en plus à une manière de s’éloigner des gestes des designers ou des artistes, du geste du dessin pour laisser la responsabilité des images aux appareils. Pourtant, dans les empreintes de Donna Haraway, sur notre sol commun fait de ruines et d’humus, une objectivité alternative existe. C’est l'objectivité féministe, celle d’un savoir situé dans laquelle aucune vision n’est passive, ni innocente.
Nous, qui participons à ces images, faisons partie de cette histoire.
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Texte : Élise Rigot
Illustration : planche XV illustrant un arbre phylogénétique dans le livre d'Ernst Haeckel « L'évolution de l'Homme » (1879), domaine public