Dix années après les révélations d'Edward Snowden, on fête un drôle d'anniversaire, celui où l'informatique a perdu son innocence. Un peu comme la chimie pendant la Première Guerre Mondiale et la physique lors de la Seconde. Alors, dans la masse de documents révélés par Snowden, qu'est-ce qu'on y a réellement appris ? Est-ce que des fois, on n'a pas un peu fantasmé ? Avoir un regard avec un recul, c'est ce qui évite de nous faire tomber dans la paranoïa aiguë, tout en demandant des comptes envers les États et les grandes sociétés qui s'insèrent à notre insu dans notre vie privée.
Nous avons voulu en parler avec un observateur de longue date de l'industrie de la surveillance de masse. Quelqu'un qui, en tant que journaliste d'investigation, ira forcément plus loin que d'autres, tout en appliquant un regard critique et écartera les fantasmes. Et dont les articles sont si fouillés et épais qu'ils se lisent comme de véritables enquêtes.
Nous recevons par satellite Jean-Marc Manach :
Journaliste d'investigation,
hacker à béret,
pionnier du datajournalisme chez les regrettés transfert.net et OWNI,
et obsédé textuel (pour quelqu'un qui lit de très longs rapports pour en faire des enquêtes, il me semble que le comportement est caractérisé).
Première partie : Manach avant Snowden
Jean Marc Manach, comment es-tu tombé dans le hack ?
Et dans le journalisme d'investigation ?
J'aimerai revenir 15 ans en arrière : quand as-tu entendu parler d'Amesys la première fois ?
Qu'est-ce que la publication de tes enquêtes sur les activités d'Amesys en Libye ont changé quelque chose dans les rédactions et chez le grand public ?
Est-ce que de manière générale, on a parlé différemment des activités de cette entreprise avant et après les révélations Snowden ?
Et d'ailleurs, quand un jeune américain filmé dans un hôtel à Hong-Kong annonce avoir une masse de documents sortis de l'intranet de la NSA, quelles furent tes premières réactions ?
Deuxième partie : Faisabilité (de la surveillance globale)
Le film de Tony Scott « Ennemi d'état » a été qualifié à sa sortie en 1998 de délire parano. D'autres œuvres de fiction ont parlé de surveillance globale : « James Bond : Spectre » ou encore « Captain America : Soldat de l'hiver » où les deux parlent de moyens mutualisés de surveillance et d'automatisation d'assassinats ciblés. Forcément, on juge ici des fictions, mais que disent-ils des possibilités réelles ?
Est-ce que la surveillance globale est viable actuellement ?
Pourquoi ? Trop peu de profils disponibles ? Trop de données à gérer ? Gouvernements trop endettés ? Ou les arguments ne semblent pas convaincre l'opinion publique ?
Est-ce qu'on s'est emballé parce que la NSA a construit un datacenter géant de 14 hectares à Camp Williams, Utah ? Forbes estimait en 2013 que ce datacenter aurait 10 000 racks, et pourrait stocker entre 3 et 12 exaoctets de données... en 2013.
Troisième partie : The room
Avant la lecture des documents révélés par Snowden, que savions-nous des programmes de surveillance américains ?
Finalement, avec le recul, qu'est-ce qu'on a vraiment appris des révélations Snowden ?
Est-ce qu'on a oublié que Snowden révélait surtout que la NSA était en infraction par rapport à la loi américaine ? Que pour lui importait l'état de droit et sa mission donnée par le gouvernement fédéral ? Et que le reste du monde, ben... "balec" !
Qui est Laura Poitras, au moment où elle reçoit des messages de ce citizenfour ?
Avec Laura Poitras, quand elle tourne ce qui deviendra le documentaire « Citizenfour », il y a ce 6 juin 2013 dans la chambre d'hôtel de Snowden, le journaliste Ewen MacAskill du quotidien britannique The Guardian, qui était jusque-là plus un journaliste politique, mais surtout Glenn Greenwald. Qui est-il ?
Par la suite, cet avocat a monté le journal The Intercept, on l'a cru de gauche, mais en fait, il fut chroniqueur sur Fox News…
Quel profil aurait dû être dans la petite équipe afin de mieux analyser la portée de ces révélations ?
Quatrième partie : Remous
Je me souviens que dans ton documentaire « Une contre-histoire de l'internet&nbbsp;», sorti un mois avant les révélations Snowden, que le co-fondateur de l'EFF, Electronic Frontier Foundation, John Perry Barlow se paie la NSA en disant qu'ils amassent lourdement de la donnée, mais qu'ils sont incapables de s'y retrouver. Quand il te dit ça, c'est inquiétant ou rassurant dans ta tête ?
Après les révélations Snowden, le projet Let's Encrypt va démarrer en 2014, financé par de très grands groupes informatiques. Un projet qui a pour but de rendre gratuit le chiffrement de sites web. Parce qu'à l'époque, avoir un site sécurisé demandait un abonnement payant. Est-ce que la vague de chiffrement des trafics réseaux après coup n'a pas réduit les velléités de surveillance totale ?
Les pratiques de sécurité employées par Snowden ont néanmoins validés quels logiciels, quels méthodes sont utilisables et ceux qui étaient compromis, non ?
En fait, est-ce que les conséquences ont surtout rabaissé le caquet de certaines personnalités politiques aux délires control-freak ?
Cinquième partie : Revue critique
Avec le recul, est-ce qu'on a mal compris les documents des révélations Snowden parce qu'ils arrivaient par vagues ? Parce qu'ils étaient trop caviardés ? Ou parce que le narratif de Gleenwald a été volontairement incomplet ?
Est-ce, dès qu'on parle surveillance électronique, nous sommes victimes du syndrôme TL;DR (Too long ; didn't read, trop long; j'ai pas lu ?), et qu'on retient surtout ce que l'on veut y trouver ?
A-t-on oublié que dans l'espionnage, y'a aussi l'enfumage ?
Ta position a donc… changé, quels sont les dossiers que les Five Eyes ont sur toi pour que tu minimises le rôle des Grands Anciens Reptiliens ?
Ce genre de mise au point t'a attiré l'énervement de certains militants ?
Les GAFAM ont-ils évolués ? Ou en tout cas, bien plus que des boites françaises comme Amesys ou Criteo ?
Sixième partie : Coincé
As-tu lu l'autobiographie d'Edward Snowden, « Mémoires vives » ?
Il raconte être entré dans le renseignement suite aux attentats du 11 Septembre 2001, avoir même publiquement exprimé des idées en faveur des assassinats ciblés, et en être sorti en découvrant que la NSA espionne des citoyens américains. Si tu devais le placer sur le spectre politique, où le mettrais-tu ?
Tu penses que Snowden était sincère dans sa démarche ?
En exil forcé en Russie, ayant la citoyenneté russe depuis l'an dernier, avec sa femme et ses deux enfants. Tu penses qu'il a encore la liberté de parole ?
Surtout qu'avec cette citoyenneté, il peut être mobilisé à tout moment par l'armée de Poutine.
Pour résumer sur le cas Snowden, restera-t-il un personnage ambigu entre ce qu'en pense le gouvernement des États-Unis et ce que pense le reste du monde ?
Interview : Da Scritch
Photo : portrait fourni par le sujet, D.R.