Extrait de l'émission CPU release Ex0138 : Vampyroteuthis infernalis, épistémologie fabulatoire.
En Mai 2019 je suis partie à Berlin, dans les archives de Vilém Flusser. Anthony m’avait suggéré l’étude du Vampyroteuthis, certainement un prétexte pour me faire aimer Flusser. Et les archives m’ont effectivement donné l’amour de la pensée et des essais de Flusser. Il faut s’imaginer ce travail de fouille, la recherche d’un texte inédit, qui donnerait de nouveaux éclairages sur le vampy ou même pour la communauté des Flusser Studies.
La pensée de Vilém Flusser est si tentaculaire, que ce que j’en ai ressorti est plutôt de l’ordre du trouble. On dit du « Vampyroteuthis… » qu’il est un ouvrage de fiction philosophique et c’est vrai. J’ai pour ma part, eu la sensation que le compagnon octopode servait à Flusser à décrire un monde possible, où sa vision de l’art, de la science, des technologies et des appareils prenaient une tournure toute autre.
J’ai aussi eu l’impression qu’il avait réussi le tour de force de donner un imaginaire du savoir qui serait différent : Quand on y réfléchit, comment étudier le poulpe ? Faut-il le ranger bien gentiment sur l’arbre de l’Évolution ? Ou ne faudrait-il pas plutôt penser en poulpe ? Au fond, Flusser nous amène à penser avec le Vampyroteuthis, qu’est-il possible de penser avec lui ?
Ce point de vue de l’altérité, souvent attribué à la femme ou au robot, est ici celui d’un animal à l’époque méconnu. Pour autant, la dialectique dans la pensée de Flusser n’est pas si tranchée. Il n’y a pas soi versus l’autre. L’autre est plutôt notre miroir. Ce trouble m’habite depuis. Et si nous étudions la biologie, en pensant avec et depuis les organismes biologiques, depuis leur être-au-monde… Et si nous pensions l’écologie non pas comme une cartographie de la Terre mais comme l’addition de multiples expériences, diverses, complémentaires, hétérogènes, vécues depuis un point de vue particulier…
Je ne sais pas encore quoi en faire. Mais je sais que le Vampyroteuthis et Donna Haraway dialoguent ensemble et veulent dépasser l’idée d’une science omnisciente, du point de vue de nulle-part, du point de vue de Dieu ; une science puissante qui réduirait le vivant à un programme. Je sais aussi que pour Flusser, le programme n’est pas simplement informatique ou génétique. Il est une condition de notre monde. Nous vivons parmi les programmes, et cette vie ne doit pas nous devenir impossible. Voilà le trouble, rien n’est clair, et nous habitons nous aussi un épais nuage de plancton.
Il ne faut pas céder à l’anthropocentrisme, ou à la volonté d’une explication de la vie. Il ne faudrait pas, vois-tu, que nous tentions de donner un sens à tout ça. Cela n’a pas de sens : Seule la contingence arrive, seul ce que nous n’avions pas prévu est réel. Quand on se cogne dirait un autre.
Vilém Flusser a été philosophe, écrivain, journaliste, pionnier de la théorie des médias.
Né à Prague dans une famille juive, il émigre vers le Brésil où il deviendra professeur de philosophie et de la communication. Également considéré comme artiste, il aura vécu toute sa vie en exil. Dans cet exil, tout est inhabituel, inhabitable, tout n’est qu’information, dans cet exil, il s’agit de créer ou périr. Voilà ce que nous dit Flusser dans un joli texte, Exil et créativité, que j'ai trouvé aux archives.
Dans cet éloge de l’exil, Flusser revient sur sa souffrance, souffrance selon lui, nécessaire à la création. Pour Flusser, quand on s’éloigne de la douceur des habitudes, quand la couverture des habitudes est violemment retirée, on découvre : tout devient montrable, monstrueux. Nous en savons quelque chose, nous qui sommes depuis plus de deux mois confinés dans nos intimités que nous ne connaissions plus. Nous en savons quelque chose, nous qui sommes depuis deux mois confinés dans nos intimités que nous ne connaissions plus. Nous en savons quelque chose, nous qui voyons avec une clarté brutale tout devenir si évident, si visible, si monstrueux : nos non-choix politiques, notre lâcheté, la sur-responsabilisation individuelle, la perte du collectif, et tant d'autres choses…
Voilà ce que fait l’exil : habiter en monstre octopodal. Flusser, dans le « Vampyroteuthis… », nous plonge dans cette réalité de l’exil, réalité qui s’étendra bientôt à une grande partie de l’Humanité. Nous serons exilés de nos terres devenues inhabitables et des terres inhabituelles devront être habitées à nouveau, par du nouveau et par de la création. La créativité oblige à l’exil. Artistes, designers, philosophes, scientifiques, et tant d'autres allons chercher cet ailleurs, nous nous mettons en quête de cet exil, chaque chose nous devient nouvelle, perceptible d’une manière inédite.
Mais nous savons aussi que nous vivons dans une époque rapide : tout change constamment ainsi que nous commençons par muter, nous aussi rapidement, à nous habituer à l'inhabituable, à l'inhabitable. Il nous faut rester des exilés.
Dans ces archives, des grands classeurs en carton épais noirs, rassemblent les essais écrits en anglais, en français, en allemand, en tchèque et en portugais.
Ces textes sont rassemblés selon un code. Et pour naviguer dans la pensée de Flusser, pour étudier le vampy, j’ai exploré ces codes : dialogu
, creat
, tech
, immat
, fenom
, future
, infor
, inters
, evolut
", nature
,… Si l’on dessine la cosmogonie du « Vampyroteuthis… », un diagramme liant ces différents termes nous apparaîtrait, comme une cartographie venue des abysses. Et elle viendrait nous glisser au creux de l’oreille des idées insidieuses d’un rapport au vivant, à la connaissance et au programme différent. Le diagramme, il faudrait imaginer en 3D et évoluant dans le temps, il se jouerait de nos concepts trop étroits, de notre rigide armoire où nous avons épinglé et classé les catégories de Mère Nature.
Dans les archives qui se trouvent dans l’Université des Arts de Berlin : des essais publiés ou sous forme de tapuscrits, des notes de cours et de conférences, des livres parfois jamais publiés, ni même traduits, ses agendas, sa correspondance, sa machine à écrire, ses photographies, sa bibliothèque de voyage…
Tout ça…Tout ça est là…
J’ai la sensation de pouvoir manipuler la pensée d’un personnage qui ne considérait pas de sujet trivial pour la pensée, de la vache, à la prairie, de la théorie des médias, le design, la photographie, le bio-art, des gestes. La pensée de Flusser fonctionne comme les couches d’un programme : une première surface, en apparence simple offre une image saisissable de sa pensée. Dans les autres strates apparaissent d’autres codes, d’autres lectures qui surgissent, d’autres informations qui codent pour une pensée en mouvement. Le geste de l’enfouissement.
Dans mon geste de chercher, la réalité prend de l’épaisseur. Elle s’empile en feuillets de tapuscrit. Elle s’empile en lettres et photographies personnelles, le vampy est là parmi nous, il n’est pas monstrueux, ne me fait pas peur.
Dans la création radiophonique que l’on vient d’entendre, le poulpe des abysse peut être perçu comme un appareil , nous permettant de naviguer, de filtrer notre monde de données, qui devient un monde intersubjectif et immatériel, à l’image de la pluie de plancton que le vampyre habite.
Le mouvement inverse est également possible : Comment la pensée des programmes de Flusser, incarnée dans l’être-au-monde, les gestes, celui du Vampyroteuthis peut-elle nous servir de phare, un phare bioluminescent dans le moment du vivant que nous traversons aujourd’hui ?
Moment du vivant
car il faut bien remarquer l’instant étrange dans lequel nous sommes. Déjà nous ne sommes pas le nombre que nous croyions être ; les virus nous ne rappellent mais aussi, nous voyons bien que ces vivants avec qui nous cohabitons, il nous faut cesser de les objectiver, de les rendre si stupides et fonctionnels. Il nous faut arrêter nos stupidités.
En 1974, Flusser rencontre l’artiste para-naturaliste Louis Bec. Invités un été à Cabrières d’Aigues, près de Pertuis par Louis, Vilém et Edith Flusser s’installent dans la région. Robion est entouré de petits monts, situé dans le Vaucluse. C’est dans un paysage provençal aux odeurs de cerisier, d’olivier et de lavande que naît la fable du Vampyroteuthis. Dans les après-midi de discussions et de dialogues auxquelles Edith prenait part elle aussi, un monstre octopodal s’invite à la table.
Il devint un modèle pour une philosophie de l’Altérité, mais aussi un geste scientifique : de la généalogie à l’intuition en passant par la phénoménologie, Flusser s’attache à étudier le Vampy comme on pourrait s’attacher à étudier les vivants avec qui nous co-habitons.
Il faut dire que nous sommes dans un moment particulier, spécifiquement en France. Une école de la biologie moléculaire commence son existence : André Lwoff, Jacques Monod et François Jacob obtiennent le prix Nobel de médecine en 1965. Les trois chercheurs de l’Institut Pasteur ont découvert à travers le modèle de l’opéron que nos gènes ne sont pas exprimés de manière constante au fil du temps, mais qu’ils sont régulés très finement, pour répondre aux besoins de notre organisme. Derrière cette explication, Jacob écrira une histoire de la biologie sous le terme de programme
, à l’image du programme informatique. François Jacob note ainsi que :
Dans le programme sont contenues les opérations qui […] conduisent chaque individu de la jeunesse à la mort. […] Tout n’est pas fixé avec rigidité par le programme génétique. Bien souvent, celui-ci ne fait qu’établir des limites à l’action du milieu.
Plus précisément, la notion de notion de programme
de l’hérédité est établie par l’école de la biologie moléculaire pour rendre compte d’une histoire de l’évolution, inscrite au cœur de chaque cellule, et permettant à chaque entité vivante de transmettre des informations à la génération suivante. S’opposant aux explications des mythes pour expliquer les phénomènes du vivant, Jacob décrit l’hérédité en termes d’informations, de message et de code. Pour autant, l’idée de programme elle-même est problématique.
Un programme c’est un système où toute virtualité inhérente se réalise par hasard, mais nécessairement. Il est un jeu.
… nous dit Flusser. Le problème des programmes, c'est qu’ils font de nous des fonctionnaires : Il nous place dans la déresponsabilisation de nos actes, ils enlèvent le sens de notre travail pour faire de nous les rouages d’une machine plus vaste. Pour Flusser, le programme occidental contient en lui-même l’extermination de la vie : Auschwitz.
Flusser souligne la condition contemporaine, régie par les programmes : l’absurdité.
Nous ne devons ni anthropomorphiser ni objectiver les appareils. Mais les atteindre dans leur concrétude idiote : celle d’un fonctionnement programmé par le hasard et pour le hasard. Dans leur absurdité. Nous devons apprendre à accepter l’absurde, si nous voulons nous libérer du fonctionnement. La liberté est concevable, désormais, comme jeu absurde avec des appareils absurdes. Comme jeu avec les programmes. Accepter que la politique est un jeu absurde, accepter que l’existence est un jeu absurde. C’est à ce prix douloureux que nous pourrons un jour donner un sens à nos jeux. Ou accepter la leçon le plus tôt possible, ou devenir des robots. Devenir des joueurs ou des pions. Des pièces du jeu ou des meneurs de jeu.
(Vilém Flusser « Post-histoire », 1982, postface de Yves Citton, préface de Anthony Masure, Paris, T&P Work UNiT, 2019. Voir aussi : « Vilém Flusser : vivre dans les programmes », dossier des textes inédits rédigés en français dirigé par Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes n° 74, avril 2019)
Le programme est chez Flusser inséparable d’une pensée sur le vivant. On peut y trouver des traces dans le « Vampyroteuthis » lui-même, dont la fable est écrite comme un appareil de pensée. La Nature, en tant qu’élément de l’imaginaire humain peut alors être reconfigurée, L’idée de nature est pour Flusser un mensonge. En effet, dans un ouvrage qu'il intitule « Natural:mente » (littéralement la nature ment
), il évoque cette idée : Recoder la nature, ne pas la voir comme une ressource, mais un milieu.
Entre les deux amis Louis et Vilém naît un monstre tentaculaire : le « Vampyroteuthis infernalis ». Dans les archives, un entretien avec Anita Jori m’apprend l’histoire de ce livre. D’abord écrit en français, l’ouvrage sera édité pour la première fois en allemand, avec une quinzaine d’illustration de Louis Bec. Comme Flusser traduisait lui-même ses textes, il réécrivait en réalité tout l’ouvrage, de sorte qu’il faudrait lire tous les « Vampyroteuthis… » pour comprendre toutes les facettes de sa pensée. Puis, Flusser retravaille ce texte en portugais et quelques passages en anglais. Ces textes restèrent dans les archives jusqu’à ce que Rodrigo Maltez Novaes s’attellent à la traduction du dernier « Vampyroteuthis… », écrit dans les dernières années de sa vie et maintenant disponible aux éditions Atropos. Tel un animal vivant, le « Vampyroteuthis infernalis » en tant qu'ouvrage connaît chez Flusser plusieurs stades de mutation. Dans sa version la plus proche de nous, dans l’évolution taxonomique du Vampy, l’organisme biologique, animal, devient lui-même un appareil.
Texte : Élise Rigot
Illustrations sonores : U-Bahn station and journey CC-0 dbspin, Cicadas CC-BY-NC lorenzosu
Photo : Photo d'identité de Vilém Flusser pour le consulat du Brésil à Londres, Archives Nationales du Brésil, Domaine public.