Extrait de l'émission CPU release Ex0155 : Cyberpunk.
Au cœur des années 1980s, la vague des jeux de rôles sur table ont fait émerger des éditeurs spécialisés. Steve Jackson Games est reconnu car ils sont notamment créateurs d'un moteur de jeu de rôle appelé « GURPS », pour Generic Universal RolePlaying System
. Ce système générique de jeu peut être simple, est extensible, et permet au maître du jeu et aux rôlistes de très facilement changer d'histoire et d'univers sans avoir à maîtriser à chaque fois un nouveau système de jeu. Oui, parce qu'à l'époque, passer de « Donjons & Dragons » à « l'Appel de Cthulhu » demandait à comprendre le système de caractéristiques, et pouvait faire perdre la soirée de jeu. Donc avoir un système de règles indépendantes d'un univers facilite la vie des joueurs.
Mais aussi des créateurs de jeux, d'histoires, n'ayant qu'à se concentrer sur la description de l'univers, plutôt qu'à refaire des calculs alambiqués pour comparer la puissance hypnotique d'un vampire face à la force de persuasion un maître Jedi.
L'éditeur SJG propose donc à côté de ses livres de règles GURPS des livres d'univers et de campagnes de jeu, couvrant médiéval fantastique, horreur, exploration spatiale… un vaste panel de tous les genres de la pop culture. Et c'est donc tout naturellement qu'ils préparent un livre sur le genre Cyberpunk qui commence à décoller chez deux concurrents. Steve Jackson Games va recruter comme auteur Loyd Blankenship, un hacker qui a notamment écrit en 1986 un essai, « The Conscience of a Hacker », plus connu par la suite comme le « Manifeste d'un hacker » où il revendique d'avoir été arrêté pour avoir commis un crime par curiosité
. C'était bien avant le Français Bluetouff.
Afin d'avoir un système cohérent, les auteurs de ce supplément discutent avec des hackers, qui pour certains sont rôlistes, afin de mieux comprendre les principes de réseau informatique, de piratage, de failles de sécurité. Et l'équipe de SJG va le faire sur leur serveur BBS, un système de forum primitif hébergé sur un PC avec des modems dans leurs bureau.
Et donc, les auteurs discutent sur leur serveur surnommé Illuminati
avec des pseudos en ligne sur des affaires de piratage informatique récents. Très récents.
En 1989, le Secret Service, qui gère normalement la sécurité du Président des États-Unis et les affaires de fausse monnaie, enquêtent sur la divulgation de documents confidentiels concernant l'infrastructure du numéro d'urgence 911. Un document qui a aussi circulé sur un BBS, Phoenix
, opéré par Loyd Blankenship. Le même qui gère Illuminati
, le BBS de Steve Jackson Games.
Ni une ni deux, le 1er mars 1990 le Secret Service perquisitionne les bureaux de l'éditeur, embarquant sans distinction tous les ordinateurs et disquettes.
Parmi l'équipement confisqué, il y a les postes pour la PAO, ceux de la compta, les archives textes et illustrations, le serveur d'e-mail et leur BBS qui leur permettait de coordonner les équipes mais aussi de distribuer les outils de promotion.
Et malgré cette pêche au chalut, point de repaire de hackers ou d'éléments à charge, pourtant le Secret Service s'entête.
Évidemment, le livre « GURPS Cyberpunk » quasi-fini est sous scellés. SJG doit dépenser alors 150 k$ de plus pour ré-écrire le livre from scratch, illustrations comprises. La situation met la société au bord de la faillite, la moitié du personnel doit quitter l'entreprise.
Le sujet du piratage informatique est alors très tendance, fait la une des JT du soir, mais il reste mal compris par le grand public, par les journalistes mais aussi… par l'appareil policier et judiciaire. Et cela pose un gros problème chez les bidouilleurs informatiques, les soient-disant hackers
. Ainsi John Perry Barlow, plus connu comme romancier et parolier du groupe Grateful Dead que comme hacker, raconte comment il a été interrogé par un agent du FBI qui n'avait aucune compréhension de l'informatique :
Je me suis alors rendu compte qu'avant de pouvoir prouver mon innocence, il faudrait d'abord que je lui explique ce que pouvait bien signifier être coupable.
Avec les menottes, l'explication passe pas forcément bien.
Et ce raid sur Steve Jackson Games avec d'autres affaires similaires, aura un effet étonnant : 3 informaticiens aux idées libertaires et parcours variés, John Perry Barlow, John Gilmore et le créateur des logiciels Lotus Mitch Kapor, vont créer en juin 1990 un contre-pouvoir citoyen, afin de faire valoir les droits de ceux qui s'intéressent à l'informatique.
Ainsi naquit : L'EFF, Electronic Frontier Foundation
Le nom de cette association est évident, il fait référence à la Nouvelle Frontière
des États-Unis, comme se définissait le Far-West au XIXème siècle. Et donc marque l'objectif : expliquer que ces cow-boys de l'électronique sont des citoyens, et connaissent bien mieux les terres numériques que les pouvoirs en place. Mais l'EFF veut aussi établir une éthique du hack.
Mitchell Kapor avait peur que la polarisation et l'incompréhension des hackers freine l'acceptation de l'informatique dans le quotidien du Grand Public :
Si nous souhaitons des réseaux utilisables pour tous, nous devons les rendre ouverts et sécurisé, montrer une ingéniosité digne d'un hacker pour programmer.
John Perry Barlow, toujours très en verve, écrira un manifeste fondamental : la Déclaration d'indépendance du cyberespace, proclamée lors du sommet de Davos en 1996, en face des grands pouvoirs politiques et économiques de ce monde. Comme il le dit, vouloir nous restreindre la liberté d'expression sur internet est une situation aussi absurde que si les analphabètes décidaient pour vous ce que vous pouvez lire
.
30 ans après sa création, l'EFF est plus importante que jamais pour protéger les acquis numériques des droits de l'homme aussi bien des gouvernements trop intrusifs mais aussi des entreprises sans scrupules.
Liberté d'expression, vie privée, innovation, transparence et sécurité, 5 points essentiels. Il faut ajouter les relais internationaux de l'EFF comme Fight for the Future, L'EDRi (European Digital Rights), l'Open Rights Group, le Chaos Computer Club ou l'APRIL.
Mitchell Kapor, John Gilmore et John Perry Barlow ont créé le contre-pouvoir du cyber-citoyen, et ceci, suite à une histoire de jeux de rôle cyberpunk.
Hack the planet !
Texte : Da Scritch
Illustration : Logo de l'EFF ©, D.R.