Extrait de l'émission CPU release Ex0165 : Article scientifique.
En 1921, sous l'impulsion de Lénine, le Parti communiste soviétique décrète que la science prolétarienne est supérieure à la science bourgeoise, en soit la science devient une matière politique, et les faits doivent donner raison à la doctrine du Parti, car celle-ci ne souffre d'aucune critique dans la dictature du prolétariat.
À l'époque, l'Europe sort meurtrie de la Grande Guerre, mais l'URSS est toujours en guerre contre les Russes Blancs. Du côté de la biologie, les travaux du moine Gregor Mendel sur l'hérédité génétique ont été redécouverts 35 ans après sa mort et compilés sous forme de loi par Carl Correns en 1900. Le principe de gènes dominants et gènes récessifs circule dans les milieux universitaires mais reste sujets de discussions.
Il ne faut pas se leurrer, la génétique va aussi servir une autre doctrine bien plus puante : celle de la pureté raciale.
La science petite-bourgeoise qui dicte que le noyau est un dictateur héréditaire au centre des cellules, ne doit plus avoir lieu. L'environnement doit dicter le comportement des cellules. Et il existe déjà une théorie que ces comportements acquis soient transmis aux cellules filles indépendamment de caractères pré-existants : le Lamarkisme.
En URSS, celui qui va purger la biologie petit-bourgeoise est un homme qui sur les photos historiques a un regard inquiétant. Et honnêtement, personne ne pensait qu'il tordrait autant une science naturelle pour des raisons purement idéologiques et pour sa propre ascension personnelle. Il sera le Petit Père du Lyssenkisme.
Trofim Lyssenko est Le Gourou
Le petit Trofim nait en Ukraine en 1898. Il a d'abord une formation de jardinier, travaille dans un centre de sélection végétale tout en suivant des cours par correspondance de l'Institut d'agriculture de Kiev. Il passe très vite à assistant chercheur puis agronome en Azerbaïdjan en 1925.
Lyssenko va y faire une découverte incidente, la vernalisation. La vernalisation est le réveil de certaines semences qui sortent de leur état de dormance pour germer si elles ont été exposées à un épisode de froid.
Si c'est lui qui lui a donné ce nom, dans les faits, Lyssenko n'a pas découvert la vernalisation, puisque des travaux existaient déjà dessus depuis le milieu du XIXème siècle, notamment aux États-Unis, où on maîtrise ce phénomène pour forcer la germination du blé. Lyssenko a extrêmement mal interprété la vernalisation, parce qu'il voulait que ce phénomène prouve sa théorie, et donc il a décrété qu'elle fonctionne forcément sur toutes les semences, et qu'il suffit d'appliquer des conditions plus rudes pour adapter des semences à des climats plus hostiles. Il a voulu cette conclusion, qu'importe les expérimentations.
Et d'ailleurs Lyssenko proclame haut et fort que son procédé de vernalisation multiplie les rendements de blés par 3 !
Non !
Je dis mieux : par 4 !
Dans une URSS en proie à la disette, désorganisée à cause de la collectivisation forcée en sovkhozes et kolkhozes, la promesse est formidable et lui permet de bien se faire voir : En 1929, il devient chercheur, puis chef de laboratoire à l'institut de génétique d'Odessa.
Tromfin Lyssenko est mis sous la lumière par les service de propagande, montrant qu'un paysan fils de paysan, par la force de son travail et de son génie soviétique, a su faire ploire les lois de la Nature vers les objectifs du Parti.
Alors en fait, faut pas se leurrer, l'augmentation de production est aléatoire, marginale et pas si miraculeuse que ça. En fait, faute de suffisamment d'expérience sur le terrain par ceux qui la mettent en pratique et c'est normal dans les premières années, les semences peuvent pourrir, ce qui aggrave la pénurie et donc la famine.
Et pourtant, malgré le système de planification et de remontée des résultats, cette technique va rester la norme pendant presque 30 ans. Pourquoi ? Parce que justement, aucun responsable de sovkhoze n'osait dire que leur production de blé était largement en dessous des objectifs du Plan par crainte de sanctions disproportionnées. À cause de la terreur des KPI, des objectifs de performance, aucun responsable d'ensilage n'osait dire que les récoltes traitées pourrissaient… Personne ne veut porter la chapka le chapeau car le fautif aurait été celui qui constate l'inefficience du procédé, plutôt que Lyssenko dans les petits papiers du Parti.
L'URSS a besoin de héros travailleurs, et les community managers
de la propagande sont trop heureux d'avoir un fils du peuple si enthousiaste sur la doctrine marxiste-léniniste, pour bousculer les milieux conventionnels de la recherche, souvent issus de familles aisées.
Les biologistes soviétiques qui doutent du Lamarkisme et de Lyssenko seront accusés d'être contre-révolutionnaires, car les gènes sont une propagande capitaliste. Pour la plupart, ils sont destitués de leur poste, envoyés au goulag voire mis à mort comme ennemis du peuple. Comme le propre mentor de Lyssenko, Nikolaï Vavilov, fondateur de la plus grande collection de semences de l'époque, et qui a retracé les origines des principales plantes vivrières cultivées. Les études du maître entrant en contradiction avec la doctrine Lyssenko, il fut condamné au goulag et y mourra en 1943.
Profitant de son poste influent dans l'agronomie soviétique, Lyssenko fait arroser puis congeler une part importante des semences de blé. Sauf que les graines de blé pourtant sujets à la vernalisation, n'ont pas du tout aimé le traitement violent.
La suite est affligeante : des millions de morts de famine, des scientifiques compétents saqués, emprisonnés ou envoyés dans des camps sibériens pour ne pas avoir crû la théorie du Grand Chef, des universités et instituts techniques décapités, désorganisés à cause d'objectifs irréalisables, une génération universitaire qui n'a jamais étudié Mendel et dont le programme pédagogique fait la part belle à des affabulations. Lyssenko continue ses travaux et sort des affirmations comme avoir réussi à transformer des semences d'une espèce végétale, par exemple le blé, en une autre, comme l'orge. Là aussi, expérience complètement bidonné.
En 1958, la République Populaire de Chine applique elle aussi le lyssenkisme et la vernalisation forcée. Les graines de blé et de riz pourrissent dans les silos, les récoltes des années 1959 à 1962 seront catastrophiques et conduiront à une grande famine, dont les victimes se compteront en millions.
À la mort de Staline, Lyssenko est en position de force dans les décisions de l'état sur l'agriculture. L'administration de Khrouchtchev va continuer à le couvrir jusque dans les années 1960, mais la génétique de Mendel est à nouveau enseignée. À la mort de Khroutchev, Lyssenko sera discrédité devant l'académie à portes closes. Les manuels scolaires seront revus, les profs remis à niveau pendant une année et les scientifiques mendeliens accusés sur des prétextes seront réhabilités.
Les milieux intellectuels français seront secoués par les révélations sur les errements de Lyssenko. Il faut dire que juste après la Libération dans une France encore en restrictions alimentaires, la caution de scientifiques de renom pour cette méthode miracle a semé le trouble ; un choix non pas motivé par des études, pas le temps, ni leur spécialité, mais pour leur engagement idéologique. Mais aussi parce que la fierté scientifique française s'est retrouvée dans les annonces de Lyssenko qui citaient les travaux de Jean-Baptiste de Lamarck, lequel au XVIIIème siècle, a émit l'hypothèse des caractères acquis transmissibles. Certains biologistes, anciens résistants communistes, vont claquer la porte du PCF, ayant flairé la faribole fantasmée, ce qui ne va pas apaiser les débats universitaires.
Or, en 1945, la France manque de spécialistes en génétique, la plupart étant aux États-Unis ; donc cette science fut perçue par les intellectuels communistes comme une idéologie capitaliste par le principe même de l'hérédité. Et comme le plan Marshall était extrêmement mal vu de ces intellectuels, ceux-ci étaient heureux de cette solution pour redresser la production agricole qui faisait des miracles en URSS. Par l'idéalisation du paradis communiste et l'absence de témoignages fiables, ils se sont fait piéger.
Cette expérimentation terrible prouve que la maxime Tout est politique
de Karl Marx se contredit d'elle-même quand on parle de ce qui existe en dehors des constructions humaines : la nature n'a ni opinion politique, ni calendrier religieux. Les faits ne peuvent être complètement démentis par vos opinions. Et prendre ses désirs pour la réalité n'est pas une politique viable.
Texte par Da Scritch.
Photo : Portait de Trofim Denisovich Lyssenko en 1938. Auteur inconnu, domaine public