Extrait de l'émission CPU release Ex0181 : lost + found (volume 15 : Il est interdit de danser).
Début décembre 2021, notre bien-aimé gouvernement est obligé d'acter la reprise de l'épidémie de Covid via le variant Omicron, et annonce la fin de la bamboche
. En précisant : discothèques fermées, et interdiction de danser dans les bars.
L'interdiction gouvernementale de se déhancher sur des rythmiques musicales m'a rappelé, non pas la fameuse loi britannique Criminal Justice Act de 1994 contre les raves interdisant les rassemblements sur des rythmes binaires, mais une pub télé de 2003 pour la gamme de téléphones Xelibri de Siemens, laquelle se passe dans un pays où il est interdit de danser.
Allo ? Police ? Au secours ! Quelqu'un danse sur la voie publique !
(Extrait de la publicité VF)
Cette publicité est réalisée par le collectif suédois de vidéastes Traktor de 5 réalisateurs et 2 producteurs.
En 2005, J'étais tombé par hasard sur leur site corporate alors que je cherchais des informations sur le logiciel de production musical Traktor. Et la confusion est légitime (surtout que ça s'écrit pareil) : le collectif Traktor s'est fait connaitre au début des années 2000 en réalisant des capsules pour la chaine MTV et quelques clips musicaux comme :
- [« Where's Your Head At » de] Basement Jaxx,
- [« Die Another Day » de] Madonna (le clip, pas le générique du film),
- [« Baby's Got A Temper » de] The Prodigy,
- et le très remuant « Ya Mamma » de Fatboy Slim.
Traktor est toujours en activité, dans un domaine où ils ont récolté de nombreux prix internationaux, à savoir les spots de pubs délirants, comme les récentes campagnes « Holiday » pour Lego, « Wonder Williams » pour DirecTV où Serena Williams rejoue « Wonder Woman 84 » et le génialissime « The Worst Song in the World » pour Monoprix (oui, je sais, le diffuser établi un nouveau record de profondeur pour la programmation musicale de Radio <FMR>. Dusport, ne me coupe pas la diffusion).
Pour en revenir à cette pub où il est formellement interdit de danser, nommée « Face of the Future », elle est une immense performance pour l'époque en 2003, car pendant 90 secondes, la centaine de personnages que l'on voit pendant le film ont tous exactement le même visage, le visage d'un seul acteur, Joel Moore.
Et c'était 10 ans avant que le deep-fake ne soit accessible vers des logiciels presque simples. Pour cette pub, des incrusts sont finement posés à la main sous Final Cut Pro, et le résultat est bluffant. Pour les curieux, je vous recommande le making of (pour une raison que j'ignore, sur le site officiel de Traktor, on n'a que la version courte de la pub en VF, alors que la longue en VO est sur le Youtube des créatifs).
Alors si vous cherchez la musique depuis tout à l'heure, c'est une version remix par Timo Maas du « Dooms Night » d'Azzido Da Bass.
Pour citer le duo de créatifs qui a imaginé cette campagne de pub :
Siemens made fashionable retro-futuristic mobile phones as tech-free accessories. We made ironic campaigns about a future where everything is just as rubbish as today, only shinier.
[Siemens a conçu des téléphones accessoires de mode d'une technologie simplifiée. Nous avons conçu des campagnes publicitaires ironiques décrivant un futur où tout est aussi merdique qu'actuellement, mais avec plus de paillettes.]
La marque Xelibri avait un slogan qui reste un peu en travers de la gorge de nos jours : It's so tomorrow
(C'est tellement demain
), parce que la vidéo dépeint un pays dystopique où il est interdit de danser, avec une police ultra-présente abusant de la vidéo-surveillance partout... et du protagoniste déhancheur délinquant à chaque agent de police ou les citoyens choqués par un tel crime de Tektonik™, tout le monde utilise abondamment des téléphones Xelibri.
Des téléphones qui étaient probablement construits en Chine, la nation du contrôle total des citoyens par excellence.
Et les téléphones eux-mêmes ? Ben figurez-vous que je les aient eu en main. Car à l'époque, j'étais dans l'industrie des SMS+ logos et sonneries téléchargeables à prix surfacturés. J'étais au cœur d'un studio qui avait plus d'une centaine de téléphones de toutes marques, différents modèles et des cartes SIM de toute l'Europe. Mais avant d'aller plus loin, on va vous donner une classification des formes de téléphone. Oui, à la radio.
À l'époque, on a principalement trois catégories de formes de téléphones mobiles grand publics :
- les
candybar
, un rectangle vertical avec un petit écran sur la moitié haute et dessous un clavier d'environ une vingtaine de touches (les plus connus sont les Nokia), - les
slide
, Où l'écran seul est visible quand est replié derrière le clavier (Comme le Nokia 8110 de Neo dans le premier film « Matrix ») - et les
clamshell
, des téléphones pliables dont l'écran se referme sur le clavier, (format lancé par les StarTac de Motorola).
De nos jours, ces trois formes n'existent que pour des feature phones bas de gamme, la forme archi-dominante est le smartphone, un écran où les boutons physiques sont quasi inexistants.
Mon premier téléphone portable en 1998 était un Siemens S6. Siemens avait une réputation de fiabilité incroyable, leurs téléphones étaient solides, robustes, la position du moindre bouton était immanquable sans regarder. j'avais vraiment eu du confort avec ce candybar, le S6 gardait la charge une bonne semaine. Ils faisaient leur poids, on sentait la fiabilité qu'on dit professionnelle
. Siemens est en 2003 un important constructeur de téléphones. Xelibri va être la première sous-marque dans le domaine du téléphone portable, avec une motivation inédite : celle de se démarquer en créant des produits technologiques uniquement axé vers la mode, des fashion-phones.
Donc, Xelibri, on était curieux de voir.
D'entrée, la marque annonce sortir des collections de modèles deux fois par an, au calendrier collant aux défilés de la mode la mode la mode.
C'est en mars 2003 que sort la première collection des fashion-phones Xelibri nommée Space on Earth
, les téléphones dont le nom de modèle se résumait à un chiffre de 1
à 4
. J'ai immédiatement remarqué qu'ils avaient exactement la même technologie 2G sans internet (alors que Edge et la 3G arrivaient en Europe), et la même interface sur un écran monochrome que mon Siemens S6 sorti 6 ans avant, sans plus. Sauf que la forme, la disposition des boutons et parfois les menus rendaient la manipulation très compliquée, même en ayant déjà eu un Siemens. Donc ce qui les différenciaient outre le packaging était des formes inhabituelles, moulées dans un plastique cheap, qui n'était pas teinté dans la masse, mais seulement peint en surface.
Donc le 1
a un aspect rétro-futuriste sorti des sixties, le 2
a l'écran disposé au milieu du corps, et les touches sur le côté, le 3
se porte en pendentif, sans touches numérotées et heureusement a un minimum de reconnaissance vocale pour passer un appel, le 4
ressemble à un ouvre-huitre.
Ça faisait tâche pour le prix pas donné et la réputation de Siemens, mais les Xelibiri n'étaient pas conçus pour un usage de tous les jours, mais des téléphones pour se la péter en club, discothèques et vernissage d'art contemporain… des téléphones de soirée, quoi. D'ailleurs, l'inconfort de l'usage, tu le devines dans la pub : d'entrée, une femme appelle la police avec un Xelibri 2 et visiblement galère avec les touches et la prise en main.
En octobre 2003, Xelibri sort sa deuxième collection (ah ben tiens automne-hiver) si bien nommée Fashion Extravaganza
. Les 5
à 8
, cette fois-ci par un design signé IDEO, un cabinet spécialisé dans la conception produit. Cette fois-ci, ils ont un écran couleurs… sauf qu'on parle de la technologie LCD couleurs un peu au rabais : une résolution de 101 par 80 pixels, de gros sous-pixels R, G et B, une lisibilité pas évidente par manque de contraste, et le rétro-éclairage est parfois à la peine, t toujours pas internet. Quand je compare aux feature phones japonais de l'époque (ok, très rarement exportés), les Xelibri font encore très pitié.
Donc reprenons : le 5
ressemble à une fermeture surdimensionnée de ceinture de sécurité et s'accroche avec un mousqueton, le 6
qui est un clamshell en forme de poudrier avec un écran riquiqui dans la partie haute, le 7
est un candybar plus conventionnel, mais le 8
est un pendentif étrange à la prise en main inversée par rapport au 3
et à la manipulation laborieuse.
La gamme a tenu que 18 mois : trop chers, technologiquement démodés (pas de fonction photo ou lecteur MP3), encore moins pratiques que d'autres concurrents bas de gamme. Avec 780 000 Xelibri vendus en 2003 (quand même), la gamme n'a représenté que 2 % des ventes de téléphones portables Siemens. Vu le budget com' engagé, la gamme fut objectivement un échec, ou plutôt une expérience non concluante.
Un 9ème téléphone était prévu, son design deviendra le Siemens SX1, le premier smartphone du fabricant sous SymbianOS. Il gardera ses positions incongrues des touches numérotés sur les côtés de l'écran, les impairs à gauche, les paires à droite. Il eu peu d'acheteurs donc c'était bien la prise en main des boutons qui était pourri.
D'autres fashion-phones furent tentés comme Nokia avec sa collection L'amour
. avec le Nokia 7280 sorti en 2005. Lui, il faisait la taille d'un tube de rouge à lèvres et toute l'interaction se faisait via un disque rotatif de 1,5 cm, un peu comme les iPod. Honnêtement pas très pratique pour écrire un SMS, mais y'avait une réelle recherche en design et en interface. Succès purement confidentiel, mais un objet qui était nettement plus joli et bien mieux fini.
20 ans après, des gens déterrent parfois le design de ces téléphones et les trouvent vraiment mignons. Sauf que un Xelibri à l'usage, je vous promet qu'ils sont vraiment beaucoup trop design
pour être utilisables. Ou plus exactement, on a un contre-exemple de design : une modélisation de produit sans avoir réfléchi à l'UX, l'Expérience Utilisateur.
Reste donc la pub, performance artistique incroyable, qui parle d'un pays parano qui interdit de danser.
Texte : Da Scritch
Illustrations sonores créditées dans le texte, D.R.
Photo : Xelibri 6, auteur inconnu, D.R. via Tumblr