Extrait de l'émission CPU release Ex0186 : lost + found (volume 17, avant guerre).
En plus de notre auditoire fort nombreux qui taffe dans le secteur aéronautique, nous avons parmi nos auditeurs des pilotes aériens qui écoutent notre émission dans leur auto-radio. Oui, auto-radio
et pas avion-radio
, ne me faites pas écrire ce que je n'ai pas dit. Donc le sujet de cette chronique, je sais qu'il va être bien scruté et que j'ai obligation d'aller dans l'exactitude car on va parler d'accidents fatals dans le transport aérien. La catastrophe ultime pour ce secteur économique.
En 2017, selon l'IATA, il n'y a eu aucun accident mortel sur les lignes aériennes régulières transportant des passagers. Aucun.
Le 29 octobre 2018, un Boeing 737 Max-8 livré 2 mois auparavant s'écrase en Indonésie quelques minutes après son décollage.
Le bilan est terrible : 189 morts.
Si dans les premiers jours, les experts pointent la compagnie low-cost qui a eu un passé compliqué, l'étude de la boîte noire va vite montrer une quantité affolante d'alarmes dans le cockpit et une trajectoire erratique malgré les efforts des pilotes expérimentés.
Le 10 mars 2019, c'est un autre avion du même modèle, lui aussi à peine rodé, qui s'écrase en Éthiopie, lui aussi juste après son décollage.
157 morts.
Là, il n'y a plus de doute, Boeing a une gamme d'avions qui n'est pas fiable. Comment le constructeur aérien est passé de l'excellence en qualité à de tels manquements ?
C'est la question que tente de répondre « Downfall : l'affaire Boeing », un documentaire original de Netflix, réalisé par Rory Kennedy (réalisatrice plusieurs fois récompensée), où l'on suit l'affaire via le regard de Andy Pasztor, à l'époque journaliste spécialisé aéronautique au Wall Street Journal et qui (c'est dommage que cela ne soit pas dit) avait déjà épinglé en 2004 des manquements éthiques du constructeur de Seattle.
Boeing a longuement acquis une réputation d'excellence, et suite à un changement managérial en 1997, conséquence du rachat de McDonnell-Douglas, va changer sa culture d'entreprise de l'obsession de la fiabilité à l'obsession du cours en bourse. Un très mauvais changement de trajectoire qui va hélas aller aux crashes.
Donc, nous avons un modèle d'avion qui n'est pas fiable, ou plus exactement une évolution tout récente du Boeing 737 qui a été conçu dans les années 1960s.
Le 737 était jusque là ultra-fiable et a été décliné en de multiples variations. il en a gardé la silhouette, le dessin des ailes et des gouvernes, et aussi son pilotage mécanique, là où Airbus avait introduit le tout cockpit numérique au début des années 1990s avec l'A320. La version Max-8 est une réponse au succès d'Airbus qui leur a piqué la première place. Le 320neo des européens se vend extrêmement bien, conçu pour consommer moins de carburant, un poste particulièrement coûteux pour les compagnies aériennes. N'ayant pas un projet similaire à mûrir sous le coude face à l'avion européen, Boeing a recyclé les plans d'un modèle qui tournait depuis déjà 50 ans pour mettre un moteur bien plus volumineux mais moins gourmand. Un moteur qui ne rentre même pas sous l'aile, lourd pour le fuselage d'origine, qu'on va donc ancrer plus en avant. Un positionnement de motorisation qui décale le centre de gravité hors de l'aile, déséquilibrant par conception l'avion, un équilibre bancal extrêmement rare en aviation civile.
Pour contrer ce déséquilibre, l'avionneur a ajouté un mécanisme et une logique appelés MCAS (Maneuvering Characteristics Augmentation System) qui, pour empêcher le décrochage, va automatiquement corriger l'incidence de l'avion en le faisant piquer du nez. Un système transparent pour le pilote, et qui se veut tellement discret que jusqu'en 2020, il n’apparaît dans le manuel de pilotage que dans la liste des abréviations. Et c'est tout. À ce stade, on peut parler de furtivité documentaire.
Donc les pilotes n'étaient même pas mis au courant de son existence lors de la rapide formation au 737 Max-8, ne savaient donc pas ce qui se passait, et surtout comment le désactiver. Car même en le sachant, il vous faut 10 secondes, diagnostic compris, pour éviter la catastrophe.
Tollé à l'international où très vite ce modèle de Boeing est interdit de vol en Chine, en Europe, en Turquie, en Inde, quasiment partout dans le monde, sauf aux États-Unis, la FAA (Federal Aviation Administration) maintenant que l'avion est parfaitement fiable si on inspecte régulièrement
la sonde d'inclinaison. Il faut savoir que comme le Max-8 n'est qu'une évolution du Boeing 737, un seul vol a suffit pour la qualification. Et sur ce vol unique, on apprend dans le documentaire qu'une autre malfaçon a faillit le faire tourner à une réelle catastrophe, mais que la FAA n'a rien eu à redire dessus.
Ce manque de considération de la FAA est tel que c'est la première fois que tout une gamme d'avions civils est interdite de vol sur le territoire par le Président des États-Unis. Et il a fallut que ça tombe sur Donald Trump himself. Avec une conséquence encore plus folle : Les milliers d'avions immédiatement immobilisés encombrent les aéroports, les pilotes de 737 refusant de les faire voler jusqu'à des aéroports de stockage. Boeing arrêtera la production en janvier 2020, ayant 400 avions sur ses parkings que les compagnies aériennes clientes refusent de prendre livraison.
Durant ce documentaire « Downfall : l'affaire Boeing », une caméra cachée de 2014 montre un responsable qualité apprendre qu'une équipe n'a pas complètement serré les boulons d'une calle de train d'atterrissage. Son visage est livide, ses yeux sont ronds, sa bouche béante pendant de longues secondes. On sent l'homme qui a connu l'ancien Boeing, et qui découvre chaque jour un nouveau manquement, chaque jour une nouvelle surprise qui va à l'encontre de ses principes.
Un point qui aurait, à mon avis, aggravé l'éventuel procès contre Boeing est que le MCAS ne reposait que sur une seule sonde d'inclinaison, et non pas deux. La redondance, c'est la règle de base de sécurité dans l'aérien, comme en informatique le pair-programming, la revue de code et les sauvegardes redondées. Or cette sonde est fragile, même heurter un simple ballon de fête l'endommage. Or la deuxième sonde est montée sur le 737, la relier à un deuxième calculateur MCAS était une… option payante. Rappelons que les compagnies aériennes et les pilotes ne savaient pas à quoi sert le MCAS et donc l'intérêt vital de cette option. Qui pouvait imaginer que non seulement les commerciaux de Boeing seraient pingres mais en plus cyniques sur cet élément primordial de sécurité pour leur avion bancal.
Dans les manques du documentaire, car hélas, il y en a, on ne parle pas non plus de ce qui s'est passé du côté de l'ingénierie logiciel, car là aussi, il y a beaucoup à dire. Car le développement de cet avion s'est fait après de nombreux plans sociaux chez Boeing, dont des informaticiens expérimentés, jugés trop chers par la direction. Selon Bloomberg, les logiciels écrit ou ré-écrits pour le 737 Max-8 ont été pondus par des développeurs en sous-traitance payés à 9 $ de l'heure, dont le code n'a été ni supervisé, ni relu par des développeurs expérimentés dans l'aérien et l'embarqué.
Autre manque, et celui-ci est peut-être le plus grave : Boeing a bénéficié d'une réputation d'excellence jusque dans les années 2000s et à l'époque où Bush fils était président, la FAA a eu, pardonnez-moi l'expression, le boût des ailes coupées. Ainsi, on a eu un étonnant Partenariat Public Privé où les étapes de certifications et d'homologations des nouveaux avions a été sous-traité à… des équipes de Boeing. Ce qui voulait dire que l'entreprise d'auto-certifiait mais en plus certifiait ou non ses concurrents, dont celui qui le doublait sur les ventes : Airbus.
Alors une mise au point s'impose : Nous sommes une émission de radio bénévole, Radio <FMR> est basée à Toulouse, où est basé le siège social d'Airbus Group, beaucoup de nos auditeurs et de nos proches sont donc tributaires de cette entreprise et de ses fournisseurs. D'ailleurs, je suis sûr que sur ce plateau et dans le public plusieurs d'entre nous ont bossé chez Airbus ou ont été approchés en vue d'un recrutement. Ou plus exactement, puisque c'est la norme chez Airbus, chez un sous-traitant.
Il faut rester humbles : Ce qui est arrivé à Boeing, est-ce que cela aurait pu arriver chez Airbus ?
Je n'ai pas la réponse, et j'espère que ces tragédies imposeront des gardes-fous.
Le documentaire Netflix « Downfall : l'affaire Boeing » réalisé par Rory Kennedy est très clair, on pourrait craindre qu'il sombre dans le pathos comme ça se fait dans ce genre de docus américains, mais ça serait oublier qu'il y a eu 346 vies fauchées à cause des négligences criminelles de Boeing.
Texte : Da Scritch
Illustration : Image promotionnelle © Netflix