Extrait de l'émission CPU release Ex0186 : lost + found (volume 17, avant guerre).
Et si on parlait d'un livre en papier physique, qui parle de ce qui constitue le point commun entre nos écrans et la sortie imprimée et que vous n'aurez jamais en écoutant la radio qu'avec les oreilles : le texte écrit. « Caractères » est une bande-dessinée scénarisée et dessinée par David Rault, sorti aux éditions Lapin, une petite maison d'édition indépendante qui verse plutôt dans l'humour. Le livre est sous-titré La formidable histoire des caractères typographiques et de leurs auteurs en bande dessinée
et c'est exactement ça. Pour être honnête, un ouvrage qui parle de polices de caractères en bande-dessinées, je m'étonne que j'ai pu le manquer ; ce livre m'a été pointé par Enflammée, trop rare au micro, et que j'espère qu'elle y reviendra prochainement.
Si je parle de police sans-serif, qui connaît ? Si je parle de caractères sérifés ? Si je parle de police fraktur ? Ah là, ça fait les malins, mais si je te demande le nom d'une police fraktur par exemple ? Ah ben y'a plus personne.
Si vous êtes du genre en voyant un lettrage sur la vitrine d'un magasin, à deviner le nom de la police, qui en est l'éditeur (Adobe ou Monotype), et même si elle a été étirée par un infographiste indélicat, je doute que ce livre vous apprenne grand-chose. Par contre, si vous aimez passer des heures à regarder des couvertures de livres, ou que vous avez compulsivement téléchargé la moitié de dafont.com (le pirate bay des typographies), ben vous allez vous régaler.
Découvrir qui a créé quoi, du visage du créateur, de qui il s'est inspiré ou ce qu'il a décalqué, les milles et unes mésaventures de ces belles lettres avant qu'elles ne trouvent un distributeur commercial, et comment elles furent popularisées dans des affiches de film, des logos internationaux voire remontées en sculpture par un artiste ultra-tendance.
Et le livre vous introduit au vocabulaire avancé, parlant par exemple de caractère de labeur
ou de fonte humane
.
On va découvrir le premier jet de la police Futura, celle qui était le logo classique
de Radio <FMR>, celle dont une variance est toujours utilisée par le groupe Canal+, sachant qu'à l'origine, Futura était carrément plus extrême, la lettre g minuscule étant un cercle survolant un triangle vers le bas. Ou encore comment la Gill Sans devint la représentante de Sa Majesté. Ou encore comment Roger Excoffon fit Banco d'un Choc de Mistral au Nord plus une Olive. (et hop ! je vous ai placé le quinté dans l'ordre !)
On découvre des polices de caractères cultes et trop souvent méconnues, depuis la gravure sur marbre du temps de l'Empire Romain SPQR (oui, l'Empire est une République avec le Sénat par dessus tout) jusqu'à la typographie informatique, mais ce dernier point écarte les polices à résolution grossière, pour se concentrer surtout sur les polices vectorielles. Désolé pour les fanas de la police terminal VGA 9×16 d'IBM.
Alors vous n'apprendrez pas les bases de la typographie comme l'interlignage, les tailles optiques, les mesures spéciales comme le pica, le point ou l'em .
David Rault signe à la fois la recherche documentaire, l'écriture, le scénario et le dessin. En tant qu'ex critique BD, je salue ce travail d'auteur complet… et… David Rault, ce nom me disait quelque chose. Et en fait, oui : après une carrière assez étonnante comme journaliste et réalisateur, il est devenu directeur artistique de sites web en 1995 et a fait une formidable conférence à Paris Web en 2010 sur « la Typographie comme outil de design », qu'il faut regarder avec dans la foulée celle d'Anne-Sophie Fradier « la macrotypographie de la page web » qui suivait. C'était bien avant les webfonts, mais vous aurez passé deux heures formidables à apprendre les bases en rigolant.
Revenons au bouquin.
Le contenu est formidable, mais j'avoue que j'ai eu du mal à le lire. Pas à cause du sujet, de la densité de propos ou de la forme, non… le gros problème, c'est que le livre n'est pas super-lisible si vous avez des petits soucis visuels comme moi. Alors, les gros soucis, n'en parlons pas. La graisse du texte est maigre, très maigre. Elle aurait sûrement été parfaite sur un format 24×32 cm, mais pas vraiment dans le format 16×22 cm. De plus le contraste est parfois insuffisant ; dans le chapitre sur la police Garamond, il est vert pomme sur vert épinard. La loupe peut ne pas suffire car la trame est malheureusement grossière, les rosettes de quadrichromie sont parfois trop présentes.
Ensuite sur le contenu. Il est vraiment passionnant. Mais évidemment, comme la plupart des livres sur la typographie qui étudient les fontes et polices, il est très centré sur les caractères latins, donc les écritures occidentales. Vous aurez donc les bases sur ce que vous connaissez déjà, mais on n'y parle quasiment pas des ponctuations, des dingbats, de la typographie scientifique... les écritures arabes, hébraïques, cyrilliques, et toutes les écritures asiatiques avec leurs problématiques spécifiques ne sont pas abordées. C'est normal car c'est un ouvrage assez généraliste, mais l'entrevoir aurait été un petit plus.
Autre point à noter et qui est propre à notre héritage culturel, lui aussi : la sur-représentation des hommes. Sauf que des femmes dans la typographie, il y en a eu, mais elles étaient pas forcément au premier plan alors qu'elles eurent un rôle majeur chez les éditeurs de typographie. Car les polices, une fois créées par leurs auteurs, il fallait les décliner et donc souvent les redessiner pour toutes les tailles. Et ça, c'était le travail des femmes, jusqu'au milieu des années 1980s.
Heureusement, un site formidable en parle : women-in-type.com
qui remet à l'honneur ces petites mains de deux très grandes fonderies britanniques : Monotype Corporation et Linotype Limited.
Donc « Caractères » est un livre formidable par David Rault aux éditions Lapin, cet ouvrage est une belle initiation sur ce que vous manipulez sûrement dans vos CSS ou dans votre suite Office favorite, c'est le point d'entrée sur une culture qui vous permettra de mieux dialoguer avec les graphistes. Et les liens cités dans ma chronique vous permettront de forcer le trait.
Ah oui, ça fait des années que je rêve de produire une série de CPU sur la typographie. Donc si tout ce dont je viens de parler vous botte, et que vous aimeriez en causer comme nous le faisons dans nos autres séries documentaires, ben n'hésitez absolument pas à nous contacter, on sera ravi de mettre ça en ondes !
Texte : Da Scritch
Photo : © Éditions Lapin. D.R.