Extrait de l'émission CPU release Ex0188 : lost + found (volume 18, a brand new Tetalab).
L'expression max headroom
est un terme plutôt britannique pour hauteur maximale
, écrit sur les panneaux qu'on trouvait à l'entrée de tout parking britannique, c'est aussi une expression d'ingénieur du son pour dire que le son est trop fort, et ces mêmes ingénieurs du son l'utilisent comme périphrase pour parler de quelqu'un qui a une très grosse tête où y'a de l'écho dedans.
Mais Max Headroom est le nom d'une personnalité virtuelle et aussi au cœur de différents formats télés entre fiction, DJ, intervieweur de personnalité, animateur de sketchs et de publicités.
Max Headroom est une icône pop internationale, totalement inconnue en France, et pourtant, il a sculpté en 1985 ce que sont les réseaux sociaux actuels.
À l'origine de Max Headroom, il y a le lancement de Channel 4, la 4ème chaine de télé au Royaume-Uni en 1982. Oui, y'a 40 ans, un pays comme la France n'avait que 3 chaînes de télé. Ce service public bizarre exclusivement financé par la pub a été voulu par Thatcher pour concurrencer la BBC, et la 4 va se démarquer par son inventivité visuelle, tout en regardant ce qui se trame outre-Atlantique.
Aux États-Unis justement, les chaînes thématiques du câble sont en train d'exploser, et en 1984, MTV va arriver en Europe. Channel 4 est demandeuse d'un programme pas cher basé sur les clips musicaux fournis gratuitement par les labels, avec une présentation un tantinet soit peu originale parce que les jeunes forment un réservoir énorme de revenus publicitaires.
Channel 4 à l'époque ne produit pas ses émissions, mais commissionne des producteurs public ou privés, avec un bonus sur la créativité et la représentation des minorités. L'une des sociétés privées sollicitées est Chrysalis, producteur audiovisuel mais aussi label musical créé par Chris Wright et Terry Ellis. Et afin de rester dans le coup, cette boite a un petit département de recherche aguerrie aux vidéoclips.
Et cette petite unité de production propose de créer un présentateur quasi-virtuel mais bien bugué.
Max Headroom est une sorte de glitch-bot : un robot à forme humaine, un homme-tronc qui semble démoulé d'usine même s'il n'existe pas dans le monde physique sinon dans les tubes cathodiques, mais dont des glitches furtifs rappelle sa nature artificielle. Et au contraire des Blade Runners que chasse Deckard, sa condition ne trompe pas, car il bugue continuellement, même quand il se tait.
Max Headroom se fiiiiiiiiige, des syllabes sont répépépépépépétées en staccato [répété en pitch montant], il n'est physiquement pas possible de le faire pour un humain. La preuve : je viens de le faire avec mon logiciel de montage !
Évidemment, sur le plateau, c'est pas pareil
Channel 4 adore tellement le concept qu'ils commandent à Chrysalis un téléfilm d'une heure, afin de raconter l'histoire de Max Headroom avant sa première émission. L'équipe revient avec un univers de SF dystopique, une critique des médias commerciaux. Les auteurs veulent taper entre les films « Network » et « Blade Runner » : une mégapole cyberpunk violente (pléonasme), ultra-thatchérien, très inégalitaire, et des grands groupes médiatiques voraces de temps de cerveau disponible. Un univers qui se déroule, comme le dit le titre 20 minutes dans le futur
.
Dans cette histoire, Max Headroom est le présentateur idéal qui n'est censé dire que ce qu'aura validé le conseil d'administration de sa chaîne Channel 23 et la régie publicitaire.
En fait, cette persona est une simulation du cerveau d'un journaliste vedette qui s'est ouvert le crane sur une barrière max headroom
, et de son dernier souvenir visuel, la reconstruction informatique décidera que c'est son nom. Le plus drôle est que le journaliste humain enquêtait sur un complot de sa propre direction.
Avec le recul, cette série est un peu la série télé « Robocop » des années 1990s, mais avec le mordant de Frank Miller, qui fut scénariste des films « Robocop » 2 et 3. Comment ça, vous ne le saviez pas ? [rires en glitch]
Le budget devient imposant pour une simple intro de robinet à clips, la fiction sera co-produite par HBO et diffusé deux jours avant la première du show.
Le Samedi 6 Avril 1985 à 18 h sur la 4 un programme mystérieux commence sans générique, 5 secondes de neige vidéo et… Un présentateur qui semble tout droit issu d'un ordinateur surpuissant et qui parle en… Allemand ? Cut sur un clip d'Udo Lindenberg, obscur chanteur teuton, et ensuite le talking head annonce fièrement
Et le prix de la plus mauvaise campagne publicitaire de l'année est décernée à…
puis… coupure sur un innocent spot promo d'un magasin de disques devenu dommage collatéral d'une vanne bien sentie. L'irrévérence punk plein tube cathodique au service d'une playlist bourrée d'incunables qui aurait vraiment plu sur Radio <FMR> à l'époque.
Et ce rendu… ce rendu…
Sur un fond hypnotique de traits de couleurs, on dirait que ce personnage est rendu en phong, qui est à l'époque une alternative au trop coûteux ray-tracing. Max Headroom est un mâle blanc, blond, aux yeux bleus, sourire ultra-brite toujours dans des costumes très BCBG, au ton CSP+ suffisant, on sent même les hormones de synthèse dans sa masculinité modélisée. En fait, il est l'incarnation la plus exagérée possible des présentateurs de la télé américaine de l'époque.
L'acteur qui joue Max Headroom, Matt Frewer, doit subir 4 heures de maquillage avant chaque tournage. Son front et sa coiffure sont des prothèses, il porte des lentilles d'un bleu trop clair, son costume est en fibre de verre repoli qu'on a vissé sur lui, et il n'est éclairé que par un seul spot sans déflecteur, pour donner la lumière très crue et les ombres dures des rendus 3D de l'époque.
Il est filmé sur fond bleu en plan américain, et la vidéo est retraitée pour avoir un rendu beaucoup moins fluide, saccadée, et donner les sautes d'images de ses glitches.
Afin de garder le mystère sur ce supposé premier programme télé entièrement animé par un présentateur virtuel, Chrysalis mentira en l'inscrivant dans la mauvaise catégorie des BAFTA Awards, celle du graphisme au lieu de celle du maquillage. Comme on dit dans les startups : Fake it until you can do it
(Trichez tant que vous n'y arrivez pas
).
Mais ce maquillage, cette tenue à visser et ces effets vidéos ne seraient rien sans la performance à l'humour ravageur de Matt Frewer : Max Headroom parle de faire des parties de golf mais ne peut sortir de sa télé, lance des vannes sur le budget de la recherche militaire pour le gel pour cheveux ou chante une chanson de Noël avec des gamins en priant le Père Noël d'aller se faire foutre puisqu'il a les catalogues de jouets et une carte bancaire. Et son entrée au statut d'icône de la pop culture passera aussi avec ses interviews décapantes de stars : La dernière émission de la première saison se termine par une interview de Sting… qui pique (elle était facile).
Au Royaume-Uni, tous les parking remplacent les panneaux max headroom
qu'ils se font régulièrement volés par l'inscription max height
(c'était avant l'invention des CSS…). Néanmoins, on peut toujours en commander auprès d'équipementiers. C'est un peu comme la cabine de police de « Doctor Who », un décor urbain détourné en icône d'univers fantastique.
Je refais l'inventaire :
- Une fiction britannique,
- la présentation d'une émission musicale,
- une autre série SF américaine [diffusée confidentiellement sur Canal+],
- un clip musical avec Art Of Noise (groupe produit par Chrysalis),
- un talk-show avec des invités,
- des publicités réalisées par Ridley Scott s'il vous plaît pour Coca Cola,
- des jeux vidéos,
- des pseudos guides lifestyle…
Max Headroom, c'est le succès d'une franchise visuellement visuonnaire et à l'humour timbré, mais c'est aussi la perte du contrôle par les auteurs originaux du personnage. Chrysalis va écarter les scénaristes dès que la mayonnaise prend outre-Atlantique. Seul Matt Frewer est invirable, parce que l'image est construite sur son physique et qu'il a les capacités d'improvisation pour tenir l'homme-tronc en direct ; invirable au point que c'est même un problème pour l'acteur : les lentilles bleu clairs lui lacèrent la cornée de ses yeux, c'est pour ça que pendant une année, Max Headroom porte d'imposantes Ray-Ban. Et après tout, pourquoi pas, une image de synthèse peut être éblouit par les sources lumineuses de la scène 3D.
Max Headroom sera parodié dans « Retour vers le Futur 2 » dans un bar... Pepsi Cola. Irrévérence contre irrévérence, lui qui disait Ooops ! you said the P-word
(Oulala ! vous avez dit le gros mot qui commence par
) dans les pub Coke. Et le personnage sera récupéré par de vrais cyberpunks des années 1980s en piratant deux télés locales de Chicago avec un copycat.
P
Mais le règne cathodique de Max Headroom ne tiendra que 5 années. En 1990, il n'est plus à l'antenne, alors que cette décennie verra apparaître des présentateurs télés virtuels comme en France Donkey Kong sur France 2, Cléo sur C: et Jean-Marc Morandini suite à une ablation du cerveau.
Et aujourd'hui ?
Channel 4 l'a ressorti en 2007 en état d'obsolescence avancée et gâteuse dans un magasin d'occase qui sent la naphtaline pour une campagne annonçant le lancement de la télé numérique hertzienne au Royaume-Uni. D'ailleurs ça se finit mal pour lui dans cette pub.
Max est encore dans la wave
quand en 2010, Eminem le parodie dans le clip « Rap God », ou dans la toute dernière saison de « Agents Of S.H.I.E.LD. » où il a le rôle principal d'un épisode.
Finalement, qui est Max Headroom ?
Max Headroom fut l'ancêtre des influenceurs sur Youtube, Instagram et TikTok. Ceux qui ont un crédit sur 20 ans pour leurs multiples interventions de chirurgie plastique, passent des heures sur un tapis de course en regardant leurs KPI (Key performance indicator, objectifs chiffrés de vente) sur Google Analytics. Ceux dont l'image diffusée est modifiée algorithmiquement en temps réel pour gommer les rides, paraître plus bronzés et avec des paillettes. Ceux qui débitent à longueur de journée des banalités sur leur vies fictives avec un vocabulaire objectivement pauvre. Et si on écarte de leurs propos leur personal branling, ben on n'a que de la publicité avec code promo pour des produits en drop-shipping expédiés depuis Shenzhen et revendus 20 fois le prix.
Le cynisme capitalistique total, l'hédonisme sur smartphone mais sans le second degré de Max.
Max Headroom a décrit un cauchemar actuel : le monde des influenceurs exilés fiscaux à Dubaï, qui prétendent vous comprendre, mais qui vous refourguent poussivement de la camelote garantie sans service après vente et dont chaque apparition contient au moins une pub clandestine.
Max Headroom n'est pas votre ami, eux non plus.
Texte : Da Scritch
Illustrations sonores : © Channel Four & Chrysalis records. D.R.
Illustration graphique : Capture d'écran de la première saison de l'émission musicale. Channel Four & Chrysalis records. D.R.