Extrait de l'émission CPU release Ex0219 : Masterclass Jordan Mechner, deuxième partie.
Si nous avons parlé du « Making of Karateka » dans sa forme documentaire interactive, la deuxième partie des mémoires de Jordan Mechner est toujours disponible en livre : « La création de Prince of Persia, carnets de bord de Jordan Mechner 1985-1993 ». 8 années de son journal de bord, de son histoire personnelle, complété de courriers, de croquis et de fax.
L'éditorialisation est discrète : seules quelques notes, écrites en rouge pour les distinguer du matériau brut, contextualisant ou expliquant pourquoi des chapitres entiers sont sautés.
On retrouve Jordan Mechner en 1985, alors que son jeu Karateka, après des débuts hésitants, acquiert un réel succès commercial :
J'ai acheté Billboard. Karateka est bien numéro un. Moi et Madonna. Wow.
Pour ceux qui ne le savent pas, Billboard est un magazine des professionnels du cinéma, de la télévision et de la musique, donnant les chiffres de vente et les tops de diffusion radio. Le fait que « Karateka » soit en tête des ventes des logiciels toutes plateformes confondues sur le marché américain est absolument énorme, et ceci alors que ce continent est en plein dans une crise économique dans ce secteur, qui a manqué d'emporter Atari.
Jordan n'a encore que 20 ans, et comme il le dit maintenant en préface :
Il va dire des choses qui me font rougir.
De son expérience du développement de « Karateka », Jordan a une meilleure vue d'ensemble sur la production d'un logiciel. Il va établir un planning prévisionnel de sa production pour le jeu qu'il imagine. Sauf que, bien évidemment, la fameuse loi énoncée par Douglas Hofstadter va impitoyablement s'appliquer :
Tout projet mettra toujours plus de temps que prévu pour s'accomplir, même en tenant compte de la loi de Hofstadter.
Quand on voit le planning prévisionnel, on se dit qu'il est bien motivé pour cette production, mais… il sera tenté par l'écriture de scénario de films, tentative qui va l'écarter pendant 8 mois de son jeu.
Ce journal couvre aussi « Prince of Persia 2 », où Jordan n'est plus développeur et dessinateur, mais directeur créatif, la production de son documentaire « Waiting for Dark » tourné à Cuba, et les premières ébauches de ce qui deviendra le jeu « The Last Express ».
Je retiens de ce livre un chapitre qui m'a marqué : la difficulté à commercialiser « Prince Of Persia ».
À son lancement en 1985, « Karateka » s'est vendu modestement car l'industrie du jeu vidéo n'avait pas encore un système publicitaire et une distribution commerciale bien établis ; c'est le bouche-à-oreille et l'intérêt des revendeurs qui en a fait le succès. 4 ans après, tout a changé.
Son jeu peine à se vendre non pas parce qu'il est sorti sur Apple II en 1989, puisque les difficultés eurent aussi lieues pour l'adaptation PC, une gamme d'ordinateurs qui aux États-Unis était la plateforme de jeu en pleine croissance. D'ailleurs ces difficultés sont surtout localisées géographiquement. En Juillet 1990, les ventes totales des versions Apple II et PC arrivent qu'à 7 000 exemplaires par plateforme en Amérique du Nord, alors que le portage au Japon sur NEC PC-98 en a déjà fait 10 000 !
On sent littéralement la frustration, l'énervement de l'auteur qui sait qu'il a un blockbuster, un jeu au potentiel commercial énorme.
Et on découvre qu'en fait c'est le département commercialisation de Brøderbund qui n'y croit pas. Pourquoi vendre un jeu de plateforme, alors que cela ne semble plus à la mode.
J'ai donc découvert que le marché américain a donc été mal travaillé au début. Par contre, en Europe et au Japon, le jeu a littéralement été un succès : les contrats d'adaptation s'enchainent, les récompenses par la presse vidéo-ludique s'accumulent, il a ainsi reçu deux Tilt d'Or en France… mais pas aux US.
En fait, les journalistes américains spécialisés jeu-vidéo n'ont pas reçu le jeu en service de presse, mais en plus, il n'est même pas distribué dans les magasins. Un journaliste dira l'avoir acheté avec une carte vidéo pour pouvoir l'essayer.
Oui, parce que ce qui a été le meilleur vecteur de vente du jeu version PC aux États-Unis était en bundle avec une carte vidéo. Je vous la refait : Pour jouer à « Prince Of Persia » en étant aux États-Unis, il était plus facile de l'acheter avec une carte VGA, qui dans sa boite proposait le jeu en bonus.
Imaginez que vous avez passé 4 années, heureusement pas complètement à plein temps, sur une œuvre vidéoludique, qui a enthousiasmé les beta-testeurs dans sa version livrable, mais qu'il n'est pas vendu chez vous. Il marche très bien ailleurs, mais son lancement sur le plus gros marché du jeu vidéo est saboté au sein même de l'éditeur.
Qu'il ne soit proposé ni à la communication auprès de la presse, ni à la diffusion auprès des grossistes, ni soutenu à la distribution en magasin, ni avec un packaging qualitatif le mettant en valeur dans une boite en carton épais... alors qu'à l'étranger, les retours sont dithyrambiques, et que les éditeurs s'arrachent les droits d'adaptations… Ça doit faire mal.
Et là, je dois parler à titre personnel de choses que j'ai vu dans le monde de l'édition de la bande-dessinée durant mes 20 années à parler du Neuvième Art au micro de Radio FMR ou sur le site d'info professionnel ActuaBD. Des jeunes auteurs ayant eu une première œuvre prometteuse, mais dont le second titre ne sort absolument pas au meilleur moment et qu'avec un minimum de promo, pour favoriser commercialement une série établie… J'en ai vu. Oui, j'en ai croisé des auteurs payés une misère avaler des couleuvres sachant qu'ils ont passé une année entière à créer, écrire, dessiner, coloriser pendant soirées et week-end, en plus de leur boulot alimentaire, en se passant d'autres loisirs et de moments familiaux, pour que leurs albums sortent à un gros moment d'avalanche, sans aucune mise en avant sérieuse, tout cela pour favoriser une autre production.
Certains auteurs m'exprimaient hors micro leur envie de claquer la porte et de changer de métier, se disant qu'ils se sont fourvoyés.
Il en faut du courage et de l'abnégation pour continuer.
Pour revenir à notre sujet, heureusement « Prince of Persia » va profiter in extremis de changements internes dans l'organigramme de Brøderbund. C'est exprimé en filigrane, car Mechner ne le voit pas directement, et on lit surtout son journal, donc son perçu sur l'instant.
Je l'ai dit, à l'époque, les jeux de plateforme ou d'arcade-action ne semblent pas vraiment passionner Brøderbund : une entrée dans son journal daté d'octobre 1986 montre qu'un jeu reçu génère un enthousiasme dans l'équipe de l'éditeur, mais Mechner parie fort que le jeu ne sera pas signé par celui-ci. Pronostic réalisé, et dommage, c'était pour « Tetris ». Cela s'appelle un manqué monumental, mais vu le bazar que fut la gestion de droits dudit « Tetris », on va dire qu'ils ont finalement eu de la chance.
« La création de Prince of Persia, carnets de bord de Jordan Mechner 1985-1993 », un ouvrage imposant, écrit à l'époque et au présent par Jordan Mechner, édition française chez Third édition, 300 pages au format 30×22 cm dans une couverture rigide. Et comme Jordan Mechner raconte super bien les histoires, ce livre aussi nous a passionné.
Texte : Da Scritch
Illustration sonore : Kenji Kawai « Unnatural City II » (BOF « Pat-Labor 2 the movie »)
Illustration : couverture du livre, D.R.