Extrait de l'émission CPU release Ex0218 : Masterclass Jordan Mechner, première partie.
Pour parler de « Karateka », le premier jeu à succès de Jordan Mechner, vous avez la chance de pouvoir l'expérimenter au sein d'un incroyable contenu pédagogique. Comme il le dit dans notre interview, Jordan Mechner a écrit son journal depuis son entrée en fac. Archives qu'il a gardé et compilé dans un livre auto-édité en 2012. Dix ans après la sortie de ce livre, le studio Digital Eclipse propose « The Making of Karateka » sur la plupart des plateformes vidéoludiques. Une plongée dans le premier jeu à succès de l'auteur, mais aussi sur son influence insoupçonnée dans l'industrie.
Au démarrage du logiciel, nous est présenté une première citation :
Mon objectif pour cet été est de terminer Karateka. S'il ne correspond ne serait-ce qu'à 50% de mes attentes, il permettra de lancer ma carrière dans les jeux vidéo.
(Jordan Mechner, 4 mai 1983)
Puis quelques témoignages dont John Tobias, scénariste du jeu « Mortal Kombat », et Tom Hall, game designer de « Doom ». Et tous sont unanimes : leurs jeux respectifs n'auraient peut-être pas été aussi aboutis sans l'expérience qu'ils ont vécu en jouant à « Karateka ».
La séquence signature de chaque vidéo est une animation qui part d'un film en Super-8 d'un homme courant en kimono, vers un dessin en pixels 8 bits en passant par le crayonné. Cette première scénographie se base exclusivement sur les éléments originaux de la construction du jeu.
On est dans l'ambiance, on va vivre la création d'un jeu vidéo de 1982 à 1985. Un jeune homme d'à peine 18 ans face à l'Apple II, ses arcanes de code, ses limitations comme la RAM ou l'absence de synchro vidéo, les frustrations couchées dans son journal perso, les courriers avec l'éditeur Brøderbund, les commandes qui permettent de gagner un peu d'argent comme l'adaptation en espagnol d'un jeu éducatif, et en filigrane, un secteur qui tente de se structurer alors qu'aux États-Unis, le jeu vidéo dévisse commercialement à cause de l'énorme quantité de titres de faible qualité sortis sur consoles de jeu.
C'est à ses 18 ans que Jordan Mechner va consolider l'importance de la narration dans le jeu vidéo, mais aussi la qualité de l'animation des sprites.
Même si on est dans la crise du jeu vidéo aux États-Unis, qu'on aura quasiment pas vécu en France, on est dans l'époque d'or de l'industrie vidéoludique naissante, l'ère de l'amateur éclairé
pour paraphraser René Speranza. Et on a une chance extraordinaire que l'auteur aie gardé toutes ses archives, jusqu'aux disquettes de développement et qu'en 2012, il a eu la volonté de rassembler ses archives dans un livre, « Making Of Karateka ».
Mais par rapport au livre original, là, on est sur une tout autre dimension avec une approche documentariste et interactive : On y trouve les premiers jeux de Jordan Mechner, qui n'ont pas été publiés. Notamment « Asteroid Blaster », copie directe d'« Asteroid », et sincèrement un port sur Apple II d'excellente facture par rapport à celui de l'éditeur officiel.
On trouve aussi son premier jeu original, « Deathbounce », un autre jeu d'arcade action qui reprend le concept d'« Asteroid » avec… non, je vous laisse découvrir.
Ces jeux péchés de jeunesse, on les voit, on les expérimente à différentes étapes de leurs développement, donc on peut jouer à ces prototypes, les beta-versions envoyées à l'éditeur, les retours d'expérience de celui-ci, le jeu tel qu'il a été abandonné, et comme il a été reconstruit, complété et modernisé par le studio Digital Eclipse.
Parce que oui, tant qu'à y être, si on mettait un éditeur de jeu indépendant dessus à l'heure actuelle, comment aurait-il développé le concept dans un look rétro 8 bits ?
Et comme Digital Eclipse est un éditeur spécialisé dans le retrogaming et le portage, inutile de vous dire qu'ils ont un profond respect pour le matériau de base.
« The Making Of Karateka » est un jeu muséal. C'est-à-dire que vous naviguez entre différentes pièces, avec des œuvres interactives, des vidéos d'interviewes, des documents papiers qu'on peut regarder de près et à notre rythme. Vous avez l'impression de visiter un musée virtuel, à votre guise, tout en ayant de quoi jouer.
Sorti en Août dernier alors que nous préparions cette journée de rencontres avec Jordan Mechner, tous les membres de l'équipe qui l'ont essayé ont clairement apprécié la forme et le contenu. La presse spécialisée est dithyrambique, et la généraliste aussi puisque Libération et France Inter en ont parlé avec enthousiasme.
On découvre les tentatives sur l'animation des sprites du jeu, la difficulté à l'époque pour reproduire le dessin manuel sur un ordinateur, l'intérêt d'une histoire, de la progressivité de la difficulté, de boss secondaires comme l'aigle du méchant,… À l'époque, on avait beaucoup, mais alors beaucoup moins d'expérience dans le jeu vidéo, et tout à y créer. On comprend pourquoi et comment Jordan Mechner en est venu à la rotoscopie, technique créée par les frères Fleischer, réalisateurs phares de dessins-animés des années 1930s ; une technologie artisanale qui depuis a évolué jusqu'à la motion capture qui est repassée du jeu vidéo vers le cinéma.
Toutes ces avancées réalisées avec des moyens minimalistes pour notre regard actuel, vont donner naissance à un genre majeur : le beat'em all. Mais attention : il va en plus y ajouter un scénario, parce qu'après tout, on a besoin d'une motivation pour foutre de violentes tatanes à des persos en bitmap 8 bits pas si innocents que ça.
Le studio Digital Eclipse a su exploiter et restituer avec bonheur les archives de Jordan Mechner. Avec parfois des petites surprises, comme des scènes tournées à la caméra Super-8 par Jordan, filmant son père dans le kimono de madame, et au milieu quelques images du chat de la maison.
Ou encore des interviewes filmées pour ce documentaire avec Francis Mechner, le père de Jordan, qui discute des contraintes de la composition musicale sur Apple II. Un témoignage chaleureux et passionné de ce nonagénaire bon pied bon œil, avec une complicité communicative entre les deux. Même si on n'est pas très porté sur le développement logiciel, les entretiens de Jordan Mechner et de son père sont chaleureux et leur joie est communicative.
Ce qui révélera une facette de cet homme car le nom de Francis Mechner est connu dans le domaine de la psychologie, ayant une longue et riche carrière en tant que chercheur dans les domaines d'applications du langage et de l'apprentissage, ou encore pour les professionnels de l'audiovisuel puisque ce même Francis Mechner a co-fondé Chyron, un spécialiste de l'habillage dynamique en télévision. J'ai eu la chance de travailler en production télévisuelle, et il n'est pas rare pour les anglophones de désigner des bandeaux incrustés de bas d'écran sous le terme de chyron
. Ça m'a fait bizarre de lier ce nom à la première silhouette rotoscopée pour un jeu vidéo.
Mais revenons à « Karateka ». Porté par le premier film « Karate Kid » sorti l'année précédente, ce jeu a été un succès, mais pas que : sans lui, il n'y aurait peut-être pas eu de « Prince Of Persia » tel que nous le connaissons, et comme le dit l'auteur de « Mortal Kombat », son jeu n'aurait peut être pas existé.
Quelle responsabilité !
Dans ce making of, l'émulateur Apple II est qualitatif, la prise en main avec une manette de console est naturelle, et pour compenser la difficulté des jeux de l'époque, à tout moment, le joueur peut revenir en arrière dans l'action, ce qui nous fait beaucoup penser à… « Prince of Persia, les sables du temps », sorti en début de millénaire. Si la fonction est maintenant plutôt courante dans les émulateurs de jeux rétro, c'est assez amusant de la retrouver appliquée sur un des premiers jeux du créateur du rembobinage en cours de partie.
Le jeu « Karateka » tel qu'il a été commercialisé y est évidemment inclus, ainsi que les portages Commodore 64 et Atari 8 bits… Et d'autres surprises comme un fan-fiction tiré du jeu ou encore une version modernisée par Digital Eclipse qui contient des éléments de jeu qui n'ont pu intégrer la version originale.
Le dernier chapitre parle du projet de suite « Karateka II », ambitieux, mais pas assez pour l'auteur du futur « Prince Of Persia »…
Qu'on soit nostalgique de l'époque mitterandienne où une certaine jeunesse française découvrait les joies de la prise Péritel derrière le poste et des premiers micro ordinateurs familiaux ou des premières consoles de jeux pour ceux qui ne voulaient pas toucher à la sanctifiée ligne de commande,… ou qu'on souhaite devenir créateur de jeu vidéo, ce « Making of Karateka » permet de plonger dans la création, le journal de Jordan Mechner, ses crayonnés, ses films qui lui ont permis de mettre en place l'animation, les retours des proches, de l'éditeur, et surtout les témoignages.
Ce matériau est rare, exceptionnel, et il permet de mieux comprendre les difficultés qu'on rencontrait à l'époque, et donc pourquoi il a pris certaines décisions artistiques. Alors oui, on parle d'une époque révolue, mais cette aventure est vivifiante. Et il y a le plaisir de jouer à un jeu qui a clairement inspiré les plus grands jeux de baston.
« The Making Of Karateka », documentaire interactif édité par Eclipse Studio, le premier titre de leur nouvelle collection Gold Master Series, collection de documentaires interactifs consacrés à des jeux vidéo qui ont marqué leur époque.
Ce titre est disponible sur de nombreuses plateformes dont les stores en ligne de la PS4, PS5, XBox, Nintendo Switch, et sur Steam, Epic et Gog pour PC et Macintosh.L'interface est disponible en français, les vidéos sont sous-titrées en français. Comptez 8 Go d'espace disque à l'installation.
Texte : Da Scritch
Illustration musicale extrait du logiciel, D.R.
Illustration : bannière du logiciel, © Digital Eclipse, D.R.