Extrait de l'émission CPU release Ex0220 : Ouvrir la pomme.
Bonjour à toi, Enfant du Futur Immédiat, toi qui adore ton smartphone et est même un fan inconditionnel de sa marque.
Regarde-le, ton smartphone : un rectangle noir, lisse, quasi sans anfractuosité, boutons ou trous, un artefact d'une connaissance infini, un portal vers le monde, un monolithe miniature, un objet de culte digne du film « 2001 l'Odyssée de l'Espace » par Stanley Kubrick.
En 2007, on venait de loin : l'informatique de poche avait des touches, même les assistants personnels à reconnaissance d'écriture comme les Palm Pilot, les PocketPC, certains Symbian ou le feu Newton. La plupart des téléphones mobiles n'affichaient qu'en monochrome et grossièrement, le Japon faisait rêver avec ses téléphones à clapets nantis d'écrans couleurs et de sonneries polyphoniques et qui pouvaient envoyer des photos par e-mails, mais qui étaient inutilisables hors de l'archipel. Microsoft avait tenté le premier smartphone du nom, le SPV, qui était objectivement une brique. Des constructeurs tentaient de faire un téléphone mobile un accessoire de mode, de coûteux fashion phones en plastique cheap qui perdait sa peinture argentée à force de le mettre dans la poche ou son baisenville.
Et un jour de janvier 2007, Steve Jobs qui depuis dix ans redressait Apple à coup d'iMac et d'iPod, annonce un nouveau i-Bidule : le premier ordinateur de poche entièrement tactile, fusion d'un player MP3, d'un navigateur web digne de ce nom [à l'époque] et d'une application téléphone.
L'iPhone va révolutionner le monde : il va faire tomber de son piédestal la marque leader Nokia, marginaliser Microsoft de la téléphonie mobile, mettre le seum au WAP, forcer Google à prendre des raccourcis en créant Android, et ringardiser les features-phones du Japon. D'ailleurs, le clamshell, ça n'est plus qu'un truc que vieux.
De nos jours, en téléphonie mobile, il n'y a plus que deux écosystèmes dominants : Android et Apple. Les univers mobiles spécifiques à Nokia, Motorola, Samsung, Tizen, Palm, Blackberry, Windows, et FirefoxOS n'existent quasiment plus.
Et ces deux écosystèmes sont basées sur des religions antagonistes :
- Pour l'un, un système supposément libre que n'importe qui peut installer, et qu'il va compléter en général avec la boite à outil fourni par Google, qui est ouvert à la diversité mais dont objectivement l'expérience utilisateur est trop foutraque pour qu'un individu lambda puisse aider un autre à s'y retrouver.
- Pour l'autre, un système intimement lié à une marque qui couvre du matériel jusqu'à la plateforme de distribution d'app, un environnement qui ne peut exister que sur son matériel, et un matériel qui ne supporte que son écosystème propre, mais où l'utilisateur n'aura quasi aucun souci en changeant de modèle parce que ça marche à tous les coups.
Entre les deux univers, c'est une guerre froide. Regarde ce concepteur de logiciels tiers qui doit composer avec au moins une de ces deux plateformes infiniment moins ouvertes que son ordinateur de dev. Regarde ce consommateur, sommé de choisir une des deux chapelles ou de rester en GPRS, consommateur qui peut objectivement se poser la question si, quand il a acheté un smartphone, il ne s'est pas emprisonné dans un camp, payant peut-être trop cher certains services.
Et nous, ici, dans CPU, pendant cette heure, on va surtout parler d'Apple, car la mise en œuvre du règlement européen Digital Market Act va pour une première fois impacter Apple, les forçant à ouvrir leur plateforme, deux décennies après Microsoft mais la plupart des remarques s'appliquent aussi au monde Android malgré les précautions de Google.
Car, Enfant du Futur Immédiat, tu t'es acheté un ordinateur de poche avec la fonction téléphone, mais qui reste un matériel qui ne peut faire tourner que l'OS du fabricant… bon OK, soit, un peu comme ta console de jeu. Un OS qui ne comporte qu'une seule source de logiciels qui t'est imposé dès le premier démarrage. Une plateforme de téléchargement qui est toujours opérée par le fabricant, et qui n'accepte que les logiciels qui n'utilisent que son système de paiement. Et un fabricant qui peut aussi révoquer à tout moment les logiciels que tu as payé et les retirer de ton smartphone.
Ce constat soulève une question morale : Es-tu encore propriétaire de quoi que ce soit dans ton smartphone ou de l'objet lui-même depuis le moment où tu as payé pour l'avoir ? Peux-tu le pimper facilement sinon en mettant des gommettes dessus et un fond d'écran ? As-tu même la possibilité de développer un logiciel pour le partager à ton cercle d'amis dans la cour de récré, puisque pour qu'ils le téléchargent, tu dois passer par l'étape de dépôt dans le magasin et de certification par l'opérateur de la plateforme.
Ce n'est pas un problème d'architecture matérielle : Il est possible d'installer, au prix de très nombreux efforts, le système Android sur un iPhone. Et avec autant d'efforts et de chance d'installer iOS sur certains Android.
Pour être honnête, y'en a qui y arrivent, et ils ont du skill en hack pour y arriver, bien au-delà de l'art de tracer des pentacles dans le terminal en ASCii. Devoir passer par ces rituels contre-nature montre une profonde perte de liberté sur ce matériel puisque tu ne peux en faire ce que tu veux, parce qu'on te bride très volontairement les fonctions possibles.
Operation Triangulation
qu'Apple est plus rapide à patcher le moindre jailbreak qui pourrait fissurer son business model que réellement protéger la confidentialité de ses clients, laissant des failles activement exploitées par des dictatures peu soucieuse des droits humains.
La question de la propriété immatérielle via ces plateformes s'était déjà publiquement posée en 2009 sur un e-book vendu par Amazon, quand Amazon a révoqué cet e-book acheté, je dis bien acheté
et pas loué
par ses clients. C'est-à-dire que les clients ont acheté une licence perpétuelle pour consulter dans un usage familial l'œuvre littéraire en question dans le format e-book sur la plateforme Kindle d'Amazon, et cette licence a été révoquée unilatéralement, sans prévenir ces clients.
Et, ô ironie, l'œuvre littéraire ainsi censurée était « 1984 », de George Orwell.
Les problèmes générés par ce contrôle de la plateforme du constructeur, de sa mise en place d'une plateforme exclusive a commencé à créer des peur irrationnelles. Lors de la présentation de l'Apple Car, l'appairage des iPhones avec les systèmes multimédias de certaines voitures, un concessionnaire automobile un brin farceur et auditeur fidèle de CPU, m'a confié la blague suivante :
Avec l'option Apple Car, le pneu sera collé et indémontable, contrairement au monde des voitures compatibles où c'est le bordel car l'utilisateur doit choisir son type de pneu et apprendre à le changer quand il est défaillant.
Alors que chez Apple Car, il te suffira d'aller en Apple Store, voire le Genius, qui te reprendra la voiture complète pour changer la roue.
Fin de blague. J'ai ri jaune, car rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne vraie.
Et maintenant, Enfant du Futur Immédiat, petite leçon de business :
Vendre des smartphones se fait usuellement à perte, puisque tout comme les consoles de jeux, c'est la marge sur les achats dans son app store, la vente aux éditeurs d'une pré-installation, le choix du moteur de recherche pré-installé, la revente des données publicitaires, les autres achats depuis les apps qui rend la marge bénéficiaire.
Sauf chez Apple, où ils margent dès la vente du smartphone grâce aux quantités écoulées, au catalogue réduit, aux économies d'échelle et le contrôle des canaux de vente.
Allez, j'arrête mon moment de vieux grognon : c'était pas mieux avant.
Avant l'arrivée de l'iPhone, les téléphones devaient être homologués par chaque opérateur mobile pour pouvoir être utilisé par son réseau. Cela voulait dire que les opérateurs mobiles avaient la possibilité de forcer les fabricants de téléphone à leur céder une commission sur les achats effectués dans le téléphone.
Oui, y'a un point à rappeler : Il a existé des stores logiciels bien avant l'iTunes pour iPhone, en général pour des téléphones très haut de gamme.
Par exemple Nokia proposait le store OVI. Et à l'époque, les opérateurs mobiles exigeaient que leur soient reversés 50% de chaque transaction si celle-ci commençait depuis le téléphone et passait par leur réseau, ce que l'on appelle OTA (Over The Air). Un véritable enfer à mettre en place pour les constructeurs puisque du coup, le magasin logiciel du fabricant devait se connecter au système de facturation de chaque opérateur, beaucoup d'efforts de développement logiciel pour une marge assez ridicule.
2007, une décennie après le retrait du Newton, Apple a changé ça : l'iPhone était son premier coup réussi en informatique ultra-mobile, la marque à la pomme était adulée par ses fans, et les opérateurs mobiles n'avaient pas d'autre choix que de dérouler le tapis rouge au prophète Steve Jobs, sinon l'iPhone allait être disponible en exclusivité chez un concurrent qui allait leur pomper instantanément toute une clientèle CSP+.
Et les opérateurs mobiles ne pouvaient rien dire pour leur taxe OTA : fallait passer par l'iTunes App Store sur son ordinateur pour installer des apps sur iPhone, du moins, au début. Apple avait réservé une autre surprise sur les modèles suivants : les applications achetées sur un modèle d'iPhone étaient aussi acquis pour le modèle suivant, sous réserve de comptabilité. C'est à dire que tu n'avais pas à passer par des manipulations compliquées pour les transférer, il te suffisait de les re-télécharger depuis l'app store, sans avoir à les ré-acheter.
Ce genre de détail, c'est ce qui a donné l'image consumer friendly
à Apple.
Pauvres de nous, si on savait !
Le problème est que de nos jours, Apple n'a plus l'image bienveillante envers ses utilisateurs, déployant une défense abusive de son pré-carré.
C'est ce qui a motivé le DMA, Digital Market Act, un règlement européen pour redonner aux consommateurs des droits face à des géants technologiques ; des géants, qui d'ailleurs sont quasi tous Américains ou Chinois, et ne peuvent absolument pas se passer du plus grand marché unique ouvert sur Terre, le Marché Unique Européen.
Apple est impacté par le DMA sur de multiples points :
Tiens, prenons le cas du label MFi (made for iPhone
) qu'Apple vend assez cher à des constructeurs tiers. Jusqu'ici, l'iPhone ne disposait que d'une prise propriétaire, le Lightning, qu'ils revendaient très cher aux petites marques. L'Europe a exigé une prise USB dans l'appareil, à la fois pour stimuler la concurrence, réduire les déchets électroniques et réduire la facture du consommateur. Apple se retrouve obligée de se conformer, mais a créé unilatéralement son label perso MFi : sans ce label, un cable USB même de qualité ne peut charger rapidement ou transférer de la donnée à très haut débit sur un iPhone, contrairement à un Android et surtout en contradiction avec la norme USB. Un comble quand on connait la proportion des cables Lightning made by Apple qui se détruisent trop facilement. Inutile de dire que la Communauté Européenne pourrait juger un tel bridage comme une insulte.
Ou encore, autre surprise d'Apple dans la dernière beta d'iOS sorti début février et destinée qu'à l'Europe : les web-apps ne fonctionnent plus.
Une web-app, c'est [entres autres] la possibilité de transformer un site web en icone disponible sur l'écran d'accueil, en réduisant l'interface du navigateur web. Déjà que Safari est le navigateur qui respecte le moins les API standards W3C de ce type, parce que justement les webapps permettent de se passer d'applications natives pour quasiment tous les usages. Apple s'est justifié de cette disparition de fonction comme conséquence du DMA.
Mouais. J'ai pas vu ça dans le Règlement européen.
Mon avis personnel est qu'Apple est actuellement dans la même situation que Microsoft y'a 20 ans quand ils ont dû casser le couplage trop fort entre Internet Explorer et Windows justement à cause d'une procédure européenne. À l'époque, la guerre menée par l'Europe contre le monopole d'Internet Explorer a été un gros gain de sécurité dans Windows. Et ça, on l'a oublié.
Autre point reproché à Apple, mais plus aux États-Unis, l'iPhone est un objet marqueur social à cause de son prix, devenu moteur d'exclusion chez les enfants et les adolescents.
Pour cela, il faut avoir utilisé l'application iMessage. Elle indique par la couleur de la bulle le type de smartphone de votre correspondant : Bleu pour iPhone, vert pour les autres, donc souvent Android.
Actuellement, dans nombre de collèges Américains et sûrement ailleurs, dire d'un camarade qu'il est vert
est motif de raillerie. [note: inversion malheureuse dans la version audio]
Ça aussi, ça lève des sourcils à Bruxelles. En plus du refus d'intégrer le standard de messagerie RCS dans iMessage.
Enfant du Futur Immédiat, lors de sa keynote de 2007 où il a présenté au monde ébahi son JesusPhone, Steve Jobs a répondu aux éventuelles critiques que l'iPhone n'avait pas besoin d'app, que tout se ferait par le navigateur web, ce qui allait devenir le HTML5, comme tout ordinateur.
Non seulement il a fait exactement l'inverse, mais en plus, pendant 10 ans, le navigateur Safari a accumulé un retard considérable sur le support des API universelles, pour justement pousser vers les apps natives, forcément payantes et qui représentent une part importante des bénéfices d'Apple.
Sûrement le denier du culte.
Amen.
Texte : Da Scritch
Photo : CC BY-NC-ND 4.0 trustedreviews.com