Extrait de l'émission CPU release Ex0221 : lost + found (rentrée 2025) première partie).
Savez-vous qu'une célèbre marque de boisson énergisante divertit une partie de ses bénéfices récoltés en intoxiquant à la taurine les fanatiques de la techno grind-core vers un projet réellement musical : La marque de la boisson au double taureau a monté dans ses activités philanthropiques un festival itinérant et un site magazine, Red Bull Music Academy. Que tu tâtes de la gratte ou que tu veuilles comprendre l'air, ce site est une mine d'or. On y trouve une source incroyable de références musicales à en nourrir les chroniques mélodiques de mes camarades de radio Kinou ou Dusport pour des mois. Par exemple, une longue interview de Yoko Kanno, la très discrète compositrice japonaise protéiforme qui a entres autres produit les inoubliables bandes originales de « Macross plus », « Cowboy Bebop » ou « Ghost in the shell : stand alone complex », et une autre de Robert Crumb, dessinateur emblématique du comix underground américain, octogénaire vivant dans notre région, dont la patte graphique est reconnaissable avec ses femmes girondes ou pour « Fritz The Cat », mais beaucoup moins connu pour sa fantastique collection de disques 78 tours, car le dessinateur est une des rares mémoires vivantes des musiques populaires des paysans américains d'avant la 2nde Guerre Mondiale.
Je rappelle que ladite marque de boisson qui donne des aiiiiiiles est surtout connue par son sponsoring d'exploits sportifs ou acrobaties mécaniques de l'extrême, celles qu'un être humain sain en conditions normales ne se permettra pas, sinon suite à une intoxication des gonades sexuelles par de la testostérone allongée de à la taurine alcoolisée. Alors découvrir qu'ils ont construit une bible de la musique de manière désintéressée, et qu'ils offrent stages et résidences artistiques à des musiciens prometteurs, ça vous met une claque.
Donc, il arrive parfois que des multinationales construisent et financent des sites de références sur des domaines précis, par philanthropie ou par motivation de documenter leur cœur de métier. Et que le budget alloué permette d'y trouver des plumes d'exception, des informations et des éclairages rares, une réelle indépendance éditoriale malgré le patronage exclusif. Par leur qualité documentaire et leur budget conséquent, ces sites web en deviennent des références tellement indispensables qu'on est obligé de lier vers eux quand on commence à écrire sur le sujet. Surtout qu'aucune publicité ou paywall n'en gène l'hyperlien : le contenu est libre d'accès, gratuit et sans publicité. Et contrairement à Wikipédia, chaque article est signé par un auteur reconnu dans son domaine, donc on peut connaître ses biais.
En 2000, au plus fort de la bulle économique sur internet, Nokia s'accapare 40 % des ventes de téléphones mobiles, et près d'un quart des équipements d'opérateurs de téléphonie. Fort d'une réserve financière confortable, Nokia lance donc un site d'information qui sera une référence discrète mais archi-suivie des initiés dans la technologie : TheFeature.com.
Un site d'information indépendant, sans aucune publicité, ni même d'infomercial de la marque parrainante.
Quand je plonge dans de tels sites, j'ai toujours cette impression de tenir un luxueux magazine sur papier couché en quadrichromie haute-définition avec vernis sélectif ; le genre de revue édité et distribué par une marque, mais où la marque n'y fait pas sa publicité, a fait écrire les pages par des spécialistes travaillant parfois chez des concurrents et explique les standards opérées par leurs solutions. Sauf que ces magazines papiers, dans le domaine du numérique, on ne les trouve que dans certains salons technologiques internationaux très spécifiques et très sélect, genre le Mobile World Congress à Barcelone dont le ticket d'entrée commence à 900 €, hors voyage et logement sur place.
Sur le web, tout un chacun peut accéder à cette revue, peut lire ces articles, sans avoir à y être invité, sans mépris de classe ou d'objet. (oui, je développe mes blagues en langage objet)
Parmi les plumes, outre des spécialistes techniques reconnus, on y trouvait aussi des théoriciens des médias, des sociologues spécialistes des communautés, les fondateurs du site boingboing.net, des banquiers d'affaires qui montent des financement dans le secteur,… des influenceurs
, au sens qu'ils influencent en interne une technologie par leur vision du monde.
Le genre de personnes qui, quand tu les croises, tes yeux brillent d'avoir la possibilité de discuter avec eux.
Le moto du site thefeature.com était simple :
TheFeature aims to be nothing less than a voice — an opinionated, independent voice for the mobility community.
TheFeature souhaite se distinguer en étant une voix, une voix indépendante d'opinions pour la communauté de la communication mobile.
Et ils y sont arrivés : le site fut couvert de prix, avec notamment deux Webby Awards, un en catégorie magazine, un autre en catégorie télécoms, et il fut mis en avant par des revues prestigieuses comme Popular Science et Smart Money. À l'époque, j'étais dans l'industrie de la téléphonie mobile, et ce site m'a permis d'y voir très large. En 2004 j'avais chanté sur mon blog les louanges d'un article qui résonnait en moi : « Marko Ahtisaari souhaite que l'industrie mobile considère ses utilisateurs comme s'ils étaient des développeurs. » C'était avant l'iPhone et Android, les applications sur smartphones étaient incroyablement compliquées à installer et en encore à développer. Cet article propose que le téléphone mobile doit être une plateforme hackable. Furieusement révolutionnaire à l'époque où un téléphone ne pouvait se connecter au réseau d'un opérateur mobile qu'après la validation du modèle par leur service technique, et où toute mise à jour logicielle et tout applicatif ne pouvait y être installé sans l'accord du maître du réseau. Et oui, Orange, SFR et Bouygues Télécom ne vous laissait pas acheter n'importe quel téléphone ; on imagine que derrière, la sortie du moindre modèle se jouait sur des accords financiers.
Un autre article est toujours d'actualité 20 ans après : Et si la publicité passait d'abord par l'engagement utilisateur, donc par la souscription plutôt que par le push, donc par le spamming ?
Vous voyez le niveau des discussions.
Donc Nokia, le fabricant des téléphones incassables avait monté TheFeature, référence intellectuelle du secteur. De tels oasis d'informations peuvent disparaître au gré des changements de politique de communication ou même la disparition de son mécène. Et suite à un revirement de stratégie commerciale, et en étant toujours confortablement rentable, Nokia a fermé ce site en juin 2005.
Pour moi, ce fut un crève-cœur.
20 années sont passées et je suis toujours en deuil de ce site car tout son contenu, et les commentaires des gens qui étaient parfois salariés ou patrons de concurrents de Nokia, toute cette richesse a été annihilée aussi sûrement que l'écrasement physique d'un disque dur détruit irrémédiablement les données.
Or, comme ce site était une référence, plein d'articles et d'analyses comportaient des hyperliens vers lui, qui sont donc devenus… caducs.
Spoiler : nous pouvons encore le consulter via archive.org, mais… voilà, il est figé pour l'éternité, on a perdu aussi les articles potentiels qui auraient pu sortir, et que nous n'aurions pas forcément vu sur des sites d'informations spécialisés comme TheRegister ou ArsTechnica.
À revenir sur ce site lu avec tant de dévotion, j'ai l'impression de lire certaines revues, actuelles comme Login ou d'une époque révolue, comme L'Ordinateur Individuel. Pas les appeaux à placement publicitaire, non, ces revues qui parlent technique, où l'auteur a les mains dans le cambouis, et vous emmène par la main à regarder dans les mécanismes. À les ouvrir, je me trouve téléporté dans une capsule temporelle, on y trouve une incroyable source d'information qu'on aurait été très heureux d'avoir à l'époque ; et parfois en lisant, on découvre ce qui est à la base des standards toujours en vigueur, et on comprend pourquoi certaines technologies hype n'arriveront jamais à bien s'implémenter. Et comme le site n'est plus qu'archivé, son contenu historique n'est plus indexé par les moteurs de recherche. C'est con, je sais que dedans, quelque part au bout d'un méandre, y'a un article qui parle des évolutions de la couche radio 3G, la 3GPP, pour accueillir la future 4G alias LTE et ce qui deviendra la 5G intermédiaire, car la couche radio de la 5G commence tout juste à être déployée en France en été 2025.
Et si vous allez sur le site thefeature.com actuel ? Non, vous n'aurez rien, c'est juste du cybersquattage avec des articles écrits en japonais par des organismes de crédit pour vous inciter à emprunter plus.
Alors pourquoi en parler ?
Si vous trouvez un tel site de référence, consommez-le sans modération. N'hésitez pas à en parler autour de vous. Et si jamais se présente l'occasion d'avoir la chance de participer à une telle aventure, faites en sorte que votre contenu soit disponible dans une licence libre du type Creative Commons, ou que quand le site disparaitra, que vous ayez le droit de faire réapparaitre vos articles sur un autre endroit, comme archive.org ou wikibooks. À noter qu'en France, le code de propriété intellectuelle vous permet de republier vos propos s'ils ne sont plus publiquement disponibles pendant un an. Ce type de connaissance sourcée par des humains est devenu trop rare, surtout à une époque où trop de gens se fient bien trop à des agents LLM qui hallucinent beaucoup trop.
Et je tiens à préciser que les articles et interviewes de notre émission radio et du site CPU.pm sont en licence Creative commons avec Attribution et Sans Ré-usage Commercial. Ce qui exclut le datamining par les services d'Intelligence Artificielle.
Textes : Da Scritch.
Voix complémentaires : Infested Grunt
Illustrations sonores : Yoko Kanno - « Fly Up in the Air » (OST Macross Plus),
Yoko Kanno & Seatbelts - « Tank! » (OST Cowboy Bebop),
Yoko Kanno - « Inner universe » - (OST Ghost in the shell Santd alone Complex),
Robert Crumb & His Cheap Suit Serenaders - « My Girls Pussy »
Photo : Nokia 7650, © ITC.ua, D.R.