Extrait de l'émission CPU release Ex0098 : Mettre à jour l'embarqué.
Parmi la faune des systèmes embarqués, nous trouvons les voitures et les engins industriels. Une révolution sur leur maintenance a actuellement lieu… en milieu agricole.
Les tracteurs modernes sont suréquipés en électronique : outre la climatisation, on y trouve plusieurs ordinateurs dont un positionneur GPS qui, en fonction des données cartographiques sur l'activité photosynthétique des cultures traitées, peut ajuster les doses de produit disséminés.
Si c'est un détail pour vous, pour ces agriculteurs, cela signifie beaucoup :
- faire des économies sur les fournitures,
- éviter de polluer,
- et mieux s'adapter aux cycles de vie des plantes.
Ces engins agricoles sont bourrés d'informatique, donc très coûteux, très compliqués à maintenir et très dépendants d'une assistance technique.
Seulement voilà, c'est toujours au moment où on en a le plus besoin que ces engins ont tendance à tomber en panne. Au moment des récoltes, les agriculteurs ont moins de deux semaines pour faire leur moisson, sinon les cultures commencent à pourrir et adieu blé, veau, vache, cochons…
Le problème est devenu sérieux pour les agriculteurs du middle-west des États-Unis, en grande majorité clients du fabricant d'engins agricoles John Deere. Toute panne informatique d'un de ces tracteurs peut mettre ces céréaliers dans un sérieux pétrin.
Évidemment, tous les exploitants de la région récoltant en même temps, monoculture oblige, il peut être impossible de caler un rendez-vous avec un dépanneur agréé dans la quinzaine. Or, la plupart des pannes informatiques constatées peuvent être résolues par une simple ré-installation du système d'exploitation.
D'autres pannes sont plus insidieuses car le déni de service est voulu par le fabricant. Si par exemple, un tracteur a besoin d'un nouvel injecteur suite à une panne moteur, ou d'un nouvel accessoire comme un soc, l'installation par le mécanicien du coin ne suffit pas, il faut faire appel à John Deere qui facture 230 $ l'intervention d'un technicien agréé plus 130 $ de l'heure (transport compris). Un intervention qui se résume à brancher une clé USB, valider la nouvelle pièce détachée, pour que le tracteur accepte de démarrer à nouveau.
Si l'intervention logicielle est forcée par une tierce personne mettant la charrue avant le tracteur, les agriculteurs risquent un brickage
(une panne définitive de leur équipement), mais aussi de voir leur contrat de maintenance invalidé, ou que le fabricant mette en panne le tracteur à distance. Or le contrat de licence liant les agriculteurs à John Deere dédouane le constructeur de toute perte de récolte, de profits, de disponibilité, d'usage d'équipement résultant du fonctionnement ou de l'indisponibilité de toute fonction logicielle
.
Les mêmes agriculteurs risquaient aussi de récolter une poursuite au pénal pour infraction à la loi DMCA, Digital Millennium Copyright Act. La très controversée DMCA fut inspirée
par les studios de cinéma afin de jeter en prison les pirates de films ; elle s'est trouvée très utile pour les fabricants de voitures, de camions et de tracteurs pour éliminer le marché tiers de la réparation. Et voilà comment John Deere a gagné en 20 ans d'importantes part de marchés dans l'entretien, la réparation, les pièces détachées et accessoires de tracteurs ; et donc mettant les supposés propriétaires desdits tracteurs à la merci du planning de leurs réparateurs agréés.
Étonnement, le salut de la Corn Belt est venue… d'Ukraine.
Les firmwares piratés de ces tracteurs sont disponibles sur des sites payants, dont l'inscription ne se fait que par co-optation. Vous imaginez ? Un exploitant agricole obligé d'aller sur un site de warez pour pouvoir travailler.
[[ Parmi les limitations qui sont désactivables par ces logiciels, on y trouve une limitation de vitesse, différents blocages de performances, ou même interdisant l'usage un autre carburant que celui spécifié ; certains agriculteurs préfèrent utiliser l'éthanol ou le méthane liquide qu'ils sont capables de produire avec une qualité industrielle. Bien souvent, ces logiciels de paramétrages pirates sont les mêmes que les logiciels qui sont fournis aux concessionnaires locaux par John Deere, sauf que le verrou à base de numéro de licence est neutralisé. ]]
Les exploitants et les mécanos indépendants récupèrent ces logiciels pirates, reflashent les tracteurs. Et évidemment, les agriculteurs rompent les coûteux contrats d'entretien avec le fabricant, reprenant une réelle propriété sur le matériel qu'ils ont acheté.
Si la réparation de tracteur non autorisée était condamnable dans la loi DMCA, c'est que les fonctions de bridage sont des DRM, Digital Rights Management, de la gestion de limitation de droits d'accès imposé par le constructeur pour protéger sa propriété intellectuelle. Une limitation par conception qui passe mal dans des exploitations agricoles qui, depuis leur mécanisation, avaient acquis les compétences pour réparer leur matériel.
Mais depuis le monopole de Mosanto sur les semences, l'agriculteur est passé du statut de propriétaire de ses terres à simple prestataire d'une chaine de production où ses droits sont minimes.
Plusieurs associations se sont emparées du dossier pour faire sauter ce verrou juridique, notamment la Electronic Frontier Foundation.
Ce qui arriva en 2015 avec une décision excluant de la DMCA les véhicules à moteurs.
Grace
à la politique commerciale prédatrice de John Deere, un nouveau droit est en train de pousser, celui de la réparabilité. Lequel peut être plus utile pour le futur de notre planète que le droit d'auteur.
Auteur : DaScritch
Photo : John Deere, tracteur 6410 (Etats-Unis, 1998-1999), Gilles Péris y Saborit, CC BY NC