Extrait de l'émission CPU release Ex0193 : Datamatrix, QR-code et autres damiers.
Alors donc, nous avons vu le datamatrix, le QR code, l'Aztec, le Maxicode et je vous ai épargné bien d'autres formats ésotériques. La plupart de ces code-barres en 2D ont éclos entre 1985 et 2005. Et leur finalité était avant tout pour un usage industriel dans un contexte industriel. Comment deux de ces formats, Datamatrix et QR-Code, se sont retrouvés dans la sphère publique, et sont devenus des objets pop ? Et pourquoi le QR-code est le plus connu, indépendamment de son design ?
En fait sa notoriété publique a commencé au Japon en 2003, soit 4 années après que Denso l'ai mis en licence libre.
Mais avant d'aller plus loin, je dois vous parler de deux grandes institutions japonaises. Non pas le jeu de Go et la cérémonie du thé, mais les feature-phones et l'agence de publicité Dentsu.
Parlons téléphonie mobile, pour commencer : En 2003, on est 3 ans avant le lancement de l'iPhone, et les keitai, tenaient alors de la science-fiction pure pour un gaijin, un étranger comme moi. Je dis comme moi
car à ce moment-là, j'étais dans cette industrie et j'avais les tous derniers téléphones mobiles haut de gamme sur mon bureau : certains avaient même le WAP ! Sauf qu'alors, les mobiles européens tenaient souvent plus du Siemens Xelibri que de nos smartphones actuels. En 2003, les téléphones mobiles au Japon sont souvent des clamshells, ont des écrans couleurs, ils ont quasi tous des appareils photos, ils peuvent lire et enregistrer des vidéos, ils peuvent télécharger des applications complexes et exigeantes, ils sont connectés en permanence sur internet, on a même une adresse e-mail avec !
C'était fou !
Il faut aussi savoir qu'au Japon, à cette époque, les téléphones sont liés au réseau de leur opérateur, et ne marche que chez eux. C'était pas un blocage dans la ROM du téléphone, c'était carrément trois technologies de réseaux totalement incompatibles entre elles. Et les trois opérateurs, plus des MVNO se taillaient littéralement la bourre dans une course à l'innovation pour leurs modèles exclusifs. Donc on s'est retrouvé au Japon avec des Nokia (oui oui, des Nokia), qui avaient largement plus de technologie et de possibilités que les Nokia très-haut-de-gamme vendus bien plus chers dans le reste du monde.
Les opérateurs japonais mettaient souvent en avant sur leurs portails web mobile de nouveaux logiciels à télécharger, et ils incitaient les éditeurs de ces logiciels à être eux-même innovants.
Autre chose aussi à signaler : si ces téléphones pouvaient surfer sur internet, les japonais avaient un souci : les standards du web sont marqués par la culture occidentale. Les URL ne sont alors pas encore capable d'être entrées avec les caractères japonais. Mais je reviendrai très prochainement sur le sujet [lors d'une conférence à Paris Web et ensuite une émission].
Et l'autre institution du Japon qu'il faut connaître pour ce sujet, c'est que le marché publicitaire nippon est tenu par un mastodonte de la communication : Dentsu Aegis Network.
Vous voyez le groupe français d'agences publicitaires Havas ? Un géant mondial qui comporte Euro-RSCG, BETC, Fullsix ? Le terrain de jeu d'Octave Parango dans « 99 Francs » ? Bon ben Havas est peut-être un géant européen, mais face à Dentsu, objectivement, ils sont plus petits. Actuellement, d'un rapport de 1 pour 3.
En général, quand un industriel japonais veut vendre sur le marché nippon un nouvel appareil ménager, une bière ou un PC, il va voir Dentsu, et peut demander quelque chose de bluffant contre évidemment beaucoup de sous. Et Dentsu, c'est pas 3 chefs de projets stagiaires qui vous proposent Lady Gaga à New York pour votre cigare électronique… Non.
Ils vont soigneusement vous produire des publicités qui montrent l'avance technologique de vos produits et qu'ils sont à la mode. Les créatifs japonais sont alors pas manches pour aller chercher un groupe musical qui va justement sortir un nouveau single au même moment, pour aller chercher des cabinets d'ingénieurs et leur demander de détourner des engins industriels de manière délirante et des réalisateurs de clips capables de transformer un couloir de lycée en une immense vague mécanique.
Et par la même, ils n'hésitent absolument pas à piocher dans la scène artistique underground, tout comme à aller voir les labos des très grand groupes pour voir ce que l'on peut emprunter comme technologie.
Ah ? Le client pensait à une mascotte ? Mais y'a pas de soucis, on a un studio spécialisé pour ça !
C'est ainsi qu'on a des pubs entêtantes comme pour Mouse, une marque de PC portables avec support téléphonique haut de gamme (elle va vous rester dans la tête) ou celles pour des antivirus Norton transformées en amulettes shintō de protection USB, Ou encore le lancement de la téléphonie 5G qui s'est fait durant un concert du groupe Perfume, où le public a été mis à contribution pour former un écran géant.
D'ailleurs, les émissions télés sont parfois proposées en barter syndication : en clair, une régie publicitaire (un loueur de temps de chaîne de télé et de cerveau disponible) s'est associé avec un producteur de contenu, souvent une fiction audiovisuelle, et au Japon, on le retrouve pour beaucoup de dessins-animés, où des studios peuvent essayer des fictions. Ils louent ensemble un créneau horaire sur une chaîne de télévision et donc arrivent avec à la fois le programme et les publicités autour et dedans.
La force d'une publicité est qu'elle reste dans la tête par la répétition et son potentiel d'engagement.
Dentsu a su créer la symbiose entre technologie et artistique pour impacter le chaland.
Dans une nation où les téléphones pouvant aller sur internet commençaient déjà à dépasser en usage les PC, les sites webs pour téléphone mobiles étaient alors en pleine explosion ; ainsi que les annonceurs qui voulaient y plonger leurs clients, évidemment. Mais avec cette immense difficulté qu'écrire sans fautes une adresse web avec plein de caractères bizarroïdes sur un clavier téléphonique à 12 touches, ça tient un peu du défi olympique : D'ailleurs, durant les années 2000s, la chaine [française] M6 avait créé le championnat d'écriture de SMS. Un concours de vitesse de frappe sur un clavier numérique avec des intermèdes objectivement non drôles sur les ancêtres des emoji. Une émission objectivement chiante, même pour quelqu'un qui était dans ces deux métiers, le loisir sur téléphone portable et la télévision.
En 2009, j'avais écrit un article sur le sujet d'entrer une URL dans un téléphone avec 12 touches. Et j'avais calculé qu'il me fallait 244 appuis de touches pour entrer l'URL de l'article sur un téléphone de 2006. 244, et sans tolérance d'erreur possible. Croyez-moi que ça, je l'ai fait industriellement pendant 7 ans avec des URL nettement plus pénibles…
Mais revenons aux QR codes :
Qu'ont-ils imaginé chez Dentsu en 2003 ?
Ben ils ont décidé de mettre un QR-Code dans une publicité TV, une campagne d'affichage et des encarts magazine papier, et d'y mettre derrière un mini site web pour téléphone . Pour la petite histoire, c'est DoCoMo, l'opérateur historique, qui était un petit peu en retard technologique sur ses deux concurrents, qui s'était lancé dedans en premier, proposant une appli décodeuse de QR code et en en faisant la pub.
Ainsi naquit : le Mobile-tagging
Avantages : on peut mieux exposer le produit ou service dont il est question dans la pub, proposer un bon de réduction, donner l'adresse du magasin le plus proche, lier vers les informations sur le groupe de J-Pop qui a fait la bande son... et surtout, le chaland n'a pas à mémoriser l'URL écrite dans un barbare alphabet latin. Et en back-office, on peut connaitre l'engagement du public par le nombre de visite par région, support et heure de diffusion.
On n'est qu'en 2003, le mobile-tagging va transformer le QR code, un outil de gestion logistique en objet pop qui contextualise le monde physique avec le web mobile.
D'ailleurs, si je vous parlais au milieu de cette chronique d'Havas, sachez que Bolloré, qui est actionnaire principal d'Havas, d'Universal Music, de Canal+ Groupe, de Dailymotion et du mastodonte du livre Editis rêve littéralement de l'influence de Dentsu et de ses synergies. À mon avis, il en aura jamais le cool. Et je me demande bien pourquoi.
Texte : Da Scritch
Illustrations musicales : sonnerie de portable pour portable SoftBank 001SH, Thème musical de Nokia en sonnerie sur Nokia 8210, musique de la pub PC Mouse interprétée par Nogizaka46, publicité pour Norton, avec Dempagumi, extrait du concert de lancement de la 5G, collaboration entre DoCoMo et Perfume
Illustration graphique : a japanese person using its mobile phone on a qr-code
généré via Dall-E 2, reversé en CC-NC-SA