Extrait de l'émission CPU release Ex0189 : Code-barres.
Avant le code-barres, il y eut une autre technologie quasi oubliée et pourtant toujours présente dans un moyen de paiement qui se fait de plus en plus rare : le Chèque.
Le chèque est une des conséquences de la dématérialisation de la monnaie. Et donc de ne plus avoir à amener des valises de cash pour payer son loyer, sa facture d'électricité et ses impôts. Un chèque peut voyager dans une simple lettre à travers le monde, comme une lettre à La Poste, à la différence d'une somme en liquide. Le chèque est devenu avec le temps le formulaire administratif le plus utilisé dans le monde, avec ses données parfaitement qualifiées : le montant, l'ordre à créditer, le compte débiteur, la banque émettrice, la date et lieu d'émission et la signature du débiteur.
D'ailleurs, ces 7 données sont le minimum légal pour établir un chèque en France, même sur une feuille blanche. Si si, ça marche même sur un bout de P-Q. À CPU, on a évidemment fait le test. (Oui, Solarus, je te dois toujours 10 €).
Ces chèques remontent vers les banques qui les encaissent, qui doivent les traiter et se les transmettre entre elles pour se faire compenser.
Il faut donc pouvoir trier la masse de chèques pour les distribuer entre les différentes banques émettrices. On a donc un problème ultra-classique de logistique, de distribution et de gestion d'erreur, du type compte inexistant
ou erreur de saisie
.
Au début de l'informatique d'entreprise, les grosses boites ont déjà un usage assez industrialisé de la fiche perforée : la mécanographie est déjà déployée depuis les années 1920s. De grosses banques américaines utilisaient déjà les tabulatrices et les fiches perforées, mais uniquement dans leur back-office. Objectivement, la fiche perforée n'est pas facile à remplir, ou plutôt à trouer pour l'humain de base. Or le chèque est le moyen de paiement majoritaire dans les années 1950s aux États-Unis. Et plus on a de chèques à traiter, plus il faut brasser de papier, donc plus cela coûte cher en traitement manuel. Les frais bancaires étaient très conséquents, et le secteur bancaire était le premier employeur de France dans les années 1940s.
Ces banques commençaient à s'équiper en gros ordinateurs, essayant d'automatiser le traitement du chèque. Car rien de mieux qu'une machine pour accélérer le tri des chèques reçus, et de les traiter par rapport aux fichiers bancaires afin de savoir si le compte existe vraiment, si on doit le renvoyer à une autre banque, si l'émetteur est interdit bancaire ou si le chéquier est déclaré volé. Ce qui signifiait pouvoir automatiser la lecture d'une partie des méta-données du chèque papier, notamment le numéro d'agence bancaire et de compte client.
On ne parle pas encore de reconnaissance optique car à l'époque les cellules photoélectriques sont difficilement miniaturisables, et il en faudrait beaucoup pour lire un chiffre. Par contre, les têtes magnétiques pourraient faciliter la tâche, à condition que l'information à lire ne soit pas trop dense. Alors comment faire en sorte que l'on aie une information lisible à la fois par des humains et par une tête magnétique ?
C'est une équipe conjointe du Stanford Research Institute et de General Electric Computer Laboratory qui vont créer une encre ferro-magnétique et une police de caractère spéciale où chaque chiffre a une densité d'encre reconnaissable. Cette police ne comporte que les 10 chiffres arabes et 4 ou 5 caractères de contrôle. Chaque caractère a exactement la même largeur mais une densité optique horizontale unique. Les humains lisent la forme du caractère, les machines la forme d'onde magnétique. Le MICR (Magnetic ink character recognition) arrive à encoder la même information sur la même partie de support pour les deux lecteurs : L'humain fait bouger les yeux et travailler ses neurones, la machine lectrice fait défiler horizontalement le chèque et s'attend qu'à une position verticale précise soit présente une ligne avec des nombres écrits avec cette encre.
L'astuce se joue sur la densité et un découpage.
Le lecteur MICR va d'abord magnétiser la bande d'information, et derrière une tête de lecture va noter la densité de polarisation magnétique lue. La bande possède des guides de début et de fin, les fameux caractères de contrôle, que l'on peut comparer à un métronome indiquant le bon timing de lecture et des repères sur le champ magnétique mesurable. La modulation d'intensité du champ magnétique lui permet de reconnaître chacun des caractères.
Et quand on sait que la bande MICR d'un chèque aura toujours le même nombre fixé de chiffres, le système n'est donc pas hyper compliqué à interpréter.
L'encre magnétique a de nombreux avantages, notamment de ne pas être altéré si un stylo passait dessus, ou une grosse tâche d'encre le masque, de pouvoir passer à la machine même si la feuille a été déchirée puis rescotchée…
La suite du travail était donc que les banques négocient entre elles pour que leurs chéquiers aient tous la même taille et qu'à une hauteur précise, elles impriment une ligne en MICR avec les méta-données pré-remplies : le numéro d'établissement bancaire émetteur, le numéro de compte débiteur et le numéro de chèque.
Vous combinez ces trois nombres et vous avez un identifiant unique dans le monde pour chaque chèque émis, ni plus ni moins qu'un UUID (Universally unique identifier).
Les différentes démos faites aux différentes fédérations bancaires ont entraîné une émission de chèques pour adopter cette technologie. Très vite, en moins de 5 années, MICR devint un standard industriel et même une norme de l'ANSI. La police de caractère créée pour le MICR par Stanford et General Electric, la E-13B, devient un objet populaire et ultra-moderne. Elle sera tellement iconique qu'elle inspirera nombre de polices de caractères futuristes dans les années 1960, comme la Westminster ou la Wheaton. D'ailleurs, les premières cartes de crédit embossées ont eu dès les années 1960s une police de caractère qui y ressemblait, la OCR-A, qui a été choisie surtout pour sa lisibilité une fois repassée au sabot.
(et là, je relis cette phrase et je me rends compte qu'il va vous falloir vous expliquer ce qu'est qu'un sabot bancaire et le papier carbone. Croyez-moi, on revient de loin)
En Europe, à peu près à la même époque, la même stratégie MICR va être développée, mais avec une police de caractère légèrement différente, designée par Bull : la police CMC-7. C'est elle que vous avez en bas de vos chèques. Chaque symbole est une forme constitué de 9 lignes verticales parallèles, dont un ou deux traits manquent. Elle est objectivement moins lisible pour les humains, car cette police de caractère joue sur une densité de traits verticaux. Optiquement, les chiffres semblent gris, mais surtout mal définis horizontalement. Dans les faits, leur lecture magnétique est bien plus fiable que la norme américaine E-13B, car plus tolérante aux variations de vitesse du lecteur, et comporte plus de détrompeurs pour différencier les chiffres. Il y a aussi des propriétés intéressantes car les barres sont d'un espacement régulier sauf pour les lacunes qui codent le symbole. Ces lacunes ne sont jamais contiguës. Et vous noterez des petites subtilités, comme le 0
et le 8
qui sont symétriques, et le 6
qui code parfaitement un 9
une fois retourné, tout comme le 2
et le 5
.
Le système MICR est universel sur les chèques, mais aussi sur d'autres documents interbancaires, les bons de réductions, les chèques-restaurants, et bien d'autres coupons. Mais avec les cartes magnétiques puis celles à puces, le coupon jetable avec impression d'un numéro unique est devenu moins pratique, moins rentable et moins écologique.
Durant les années 1960s ont lieu les premières expérimentations sur la reconnaissance optique de caractère, et dans la foulée les premiers systèmes industriels qui ne pouvaient lire que certaines polices de caractères. L'OCR n'entrera réellement en pratique que durant les années 1990s.
Alors, est-ce que le MICR est un artefact du passé, ou il a encore une utilité ?
Par curiosité, j'ai cherché… et oui, on trouve encore des lecteurs de pistes MICR sur documents, principalement pour les chèques. Maintenant, ils se branchent en USB sur PC, et les prix sont assez chers : entre 250 et 450 $. Soit le prix d'un SDK (un kit logiciel) sur PC avec un OCR spécialement entraîné sur les polices MICR. Alors que des apps spécialisées pour smartphones… sont gratuites.
Honnêtement, j'ai pas posé la question à des banques s'ils s'en servent toujours, mais je fais le pari que le MICR sera bientôt oublié avec les chèques. Les chèques justement, ces derniers sont sur une forte pente descendante dans l'usage depuis 2010, peut-être dû au fait que le chèque est très utilisé dans les tentatives de fraudes.
La technologie de reconnaissance magnétique est donc dépassée, mais elle a encore ses irréductibles car considérée comme plus fiable que la reconnaissance de caractère sur les formulaires. Ben oui, on trouve pas de stylos avec une encre magnétique, donc une rature sur la bande MICR ne gène pas sa lisibilité.
Texte : Da Scritch
Illustration graphique : Photo promotionnelle d'un lecteur de chèque MICR, © Niconix D.R.