Extrait de l'émission CPU release Ex0203 : Aux origines du web.
Avant de commencer à parler d'URL, il faut d'abord raconter où on en était sur l'hypertexte à la fin des années 1980s. Un concept popularisé durant cette décennie, enfin… popularisé
est un bien grand mot, car le concept n'est pas encore vraiment expliqué, mais il commence à poindre dans l'informatique familiale et en télématique, donc chez les foyers des cadres sups' et affinités très chébrans
sur la technologie.
On ne va pas se mentir : À part l'annuaire du minitel, l'expérience hypertexte est alors élitiste. Et la plupart des créateurs de contenus hypertextes de l'époque n'en n'ont qu'une vision empirique, ils ne connaissent pas les travaux antérieurs. Faute de documentation numérique par mots-clés, les traces sont surtout dans des bouquins confidentiels et des revues professionnelles anglophones. En papier.
Le concept d'hypertexte vient d'une machine théorique, le Memex, imaginée dans un article scientifique par Vannevar Bush en 1945. À l'époque, les très rares ordinateurs sont gardés par des militaires, ne sont programmables qu'en reconstruisant ses circuits, les bibliothèques commencent à utiliser un classement en 3 chiffres et on utilise des fiches perforées pour trier rapidement la donnée.
Ben justement, le tri des fiches perforées !
La mécanographie est un domaine où a travaillé Vannevar Bush en 1940, sur la mise au point d'une machine qui retrouve un microfilm dans un stock à partir d'un index optique codé dans la marge. Des travaux qui vont le mener à écrire en 1945 dans la prestigieuse revue intellectuelle Atlantic son essai « As we may think » (« Comment nous pourrions penser »). Le professeur Vannevar Bush est à l'époque directeur du Office of Scientific Research and Development, un organisme américain public de recherche militaire, l'Amérique est encore en guerre, les deux premières bombes nucléaires n'ont pas encore entraîné1 la reddition du Japon.
L'éditeur préface ainsi l'article :
Une nouvelle relation entre la pensée humaine et la somme de toutes nos connaissances.
Dans son exercice de pensée, Vannevar Bush imagine donc le Memex, une sorte de gros bureau en bois avec une partie du plateau occupée par une vitre et quelques boutons et manettes, qui serait rempli de fiches en microfilms. Des fiches qu'on peut consulter par son index ou par association (des séquences de pages suivantes). Dans son idée, Vannevar Bush imagine surtout une machine électromécanique, avec une programmation à base de roues dentées et de tubes sous vide. Et le système fonctionne offline, en autarcie avec le corpus de données déjà présentes dans le meuble.
En 1959, il mettra à jour sa machine virtuelle en prophétisant que les professionnels n'auront plus besoin d'imprimer de l'information, puisqu'ils la téléchargeront par téléphone. En gros, il annonce les prémices d'un fonctionnement online.
La première démonstration technique de l'hypertexte fut aussi qualifiée de première des keynotes
ou de mother of all demos
. On a déjà parlé dans cette émission de cette autre révolution de 1968 : Douglas Engelbart a fait une démo live d'un travail collaboratif d'édition sur des documents en hypertexte. Mais le dispositif restait à l'état de prototype, limité à une machine et un logiciel plutôt… unique
: on reste sur un travail de recherche, pour le compte de la NASA, et qui restera une curiosité de laboratoire.
Dans les années 1970s, plusieurs pays européens mettent en place leurs programmes nationaux de télématique, soit en diffusion unilatérale dans les chaînes de télévision, comme le télétexte, soit bidirectionnel par téléphone comme le minitel. Là encore, il s'agit d'un investissement public, pour créer une industrie privée en capitalisant sur l'intérêt du grand public. On y retrouve une navigation contextuelle, en arborescence, par exemple sur le Minitel, les touches Précédent et Suivant qui sont relatives à la page, le Sommaire pour revenir à la page d'accueil du service, et la touche Guide pour l'aide à peu près contextuelle ; mais pas de lien en dehors, sinon en se déconnectant du service, touche Connexion/Fin, et en tapant le nom de l'autre service qu'on veut consulter. Je ne vais pas vous ré-expliquer le minitel, je peux le remettre dans la cave !
Le télétexte au standard britannique va utiliser 4 touches de couleurs pour proposer des raccourcis entre les blocs de pages, qui sont directement accessibles par un nombre entre 100 et 999. Là aussi, pas de liens : si vous changez de chaîne, il faut retrouver la page qui vous intéresse.
En 1987, Bill Atkinson, qui a écrit chez Apple les primitives graphiques du projet Lisa, puis du MacIntosh, dévoile HyperCard. C'est peut-être le premier logiciel à la fois multimédia et hypertexte avec une interface d'édition WYSIWYG. Ce qui le rendra très populaire sur MacIntosh. Mais là aussi, cet hypertexte est bloqué dans un écosystème très restreint : celui de son logiciel de lecture, disponible que sur Mac, et il n'a été conçu que dans un usage offline : les seules liaisons externes possibles sont limitées à la même disquette.
Dans tous les cas, dans tous ces systèmes plus ou moins aboutis, l'utilisateur reste bloqué par le même problème : il restait dans un seul logiciel, sur son ordinateur local ou au mieux sur un seul serveur, donc sur une base unique qui ne communique pas avec d'autres. Il n'y avait pas d'interopérabilité, et donc de possibilité de raccrocher un document hypertexte sans être dans le même écosystème que celui vendu par son éditeur. Le mieux que l'on puisse faire est de mettre une note bibliographique en bas de page, comme pour un bouquin papier… Frustrant.
Ben justement, en parlant de papier… En 1974, Ted Nelson auto-publie un livre manifeste, « Computer Lib / Dream Machine », composé à la machine à écrire et au stylo feutre. Page 56, on y trouve ce passage, librement traduit par nos soins :
Nos plus grands problèmes impliquent réflexion et la visualisation de la complexité. Parthinkertoy(jouet à penser), j'imagine avant tout un système pour aider les humains à penser. (Toycar le système doit être simple et amusant à utiliser). Un peu dans la même idée pour laquelle Engelbart, par exemple, utilise le termeaugmentation de l'intellect.
Mais unthinkertoyest spécifique ; à mon sens, c'est un système d'affichage qui vous aide à voir des alternatives complexes.
Dans son livre, Ted Nelson décrit ensuite un système logiciel, Xanadu, permettant aux utilisateurs de lire, d'écrire, d'extraire et d'annoter tout document sur le réseau. Il n'utilise pas encore le terme d'interopérabilité
, mais de collateration
pour exprimer qu'entre deux structures de données, quelles qu'elles soient, on doit pouvoir créer des liens visibles et multiples.
Auteur : Da Scritch.
Voix complémentaire : Infested Grunt
Photo : Capture de la vidéo dite « The mother of all demos », détail, © SRI International, D.R.