Extrait de l'émission CPU release Ex0203 : Aux origines du web.
À peu près dans la même année que les primitives du web par Tim Berners-Lee, en 1989, un autre protocole va naître avec les mêmes buts : Gopher, ce qu'a failli être le web.
Plantons le décor : Je vous emmène au nord des États-Unis, dans la région des Grands-Lacs, entre Minneapolis et Saint Paul, à l'Université publique du Minnesota.
Cette université est le cœur d'une technopole qui a vu naître de grands de l'informatique des années 1950s : Univac, Control Data, et plein de sous-traitants. Dans les années 1990s, le site est un techno-parc en pleine maturité, à la réputation internationale. Mark P. McCahill est à la tête du centre de micro-informatique du campus, il gère un groupe de support des PC pour les profs, les labos et les étudiants. Mark McCahill sera l'un des co-créateurs en 1991 du protocole Gopher. Son idée directrice est d'avoir un protocole plus pratique pour télécharger et mettre en ligne des documents. À ses débuts, et comme le web, Gopher est un objet de curiosité, répondant à une réelle problématique, et comme le web, il va vite, très vite se développer, à tisser très vite une toile multimédia, et qui va étoiler en dehors du campus de l'université.
On retrouve dans la philosophie de Gopher des idées très intéressantes : Gopher emploie une syntaxe volontairement simpliste, et il a été conçu pour s'installer sans trop se prendre la tête. À la navigation, le visiteur parcourt littéralement une arborescence de fichiers, une métaphore familière pour les utilisateurs d'ordinateurs à l'époque (Ouais, faites pas comme ci, j'ai rencontré plein de gens dans des boites d'informatique qui n'ont jamais navigué dans une arborescence). Cette métaphore du sous-répertoire peut-être étendue pour ajouter des paramètres, par exemple pour proposer une recherche texte, ou pour lier avec un autre serveur Gopher. Et c'est… tout.
Parce que Gopher n'est qu'un protocole. Nativement, il ne propose pas une mise en forme de textes pour les hyperliens, ou même de mise en forme graphique. Il a un mode où il représente un répertoire (et c'est au logiciel client à le représenter comme il le sent), et un autre où l'on récupère directement un fichier.
Les navigateurs clients peuvent être en mode texte, en affichage fenêtrée et comme dans les universités richement dotées, on a des PC surpuissants et de vraies stations de travail graphiques ; certains clients Gopher s'amusent parfois à proposer une vision de navigation en 3D entre les dossiers et les pages. C'est le cas de GopherVR écrit par les auteurs de Gopher, justement. Bande de frimeurs.
Et là, une question doit vous tarauder : pourquoi Gopher, qui est sorti deux ans avant le web de Berners-Lee, a disparu ?
Nous sommes au début de l'année 1993, Gopher commence à bien se faire connaître hors du campus : les PME commencent à s'équiper pour communiquer via internet, les articles sur son sujet se multiplient dans la presse spécialisé, quelques reportages dans des médias nationaux grand publics vendent du rêve et la mise en place de sites Gopher dont celui de la Maison Blanche vont faire parler de ce protocole. Le décollage est même ultra-rapide, à tel point que l'Université du Minnesota se dit qu'elle a un coup à jouer.
Car même si l'Université du Minnesota est publique… Elle ne peut que difficilement passer à côté de ce qui s'annonce être une importante source de revenus. Et décide donc de rendre le protocole propriétaire et de facturer l'usage de son logiciel serveur.
Plantage !
La communauté informatique commença à se poser des questions qui sont loin d'être stupides : est-ce que le protocole est lui aussi sujet à licences ? A-t-il des brevets ? Créer un clone pourrait-il être facturé ? Et qu'en est-il des logiciels clients ?
Il faut dire que ladite communauté commence à être un peu échaudée par une stratégie commerciale où Microsoft s'est montré experte : Proposer des logiciels en usage gratuit, puis présenter la facture une fois bien installés dans les usages.
Or, le 30 avril 1993, Tim Berners Lee et le CERN publient le logiciel WorldWideWeb sous licence libre ; son code-source, les protocoles et standards du web sont aussi libérés sous licence gratuite et ouverte. This is for everyone
dit le communiqué, le web est pour tout le monde
: libre de l’utiliser, de le dupliquer, de le modifier et de le diffuser. À la fin de la même année 1993 arrive Mosaïc, un navigateur web graphique nettement plus pratique à utiliser que WWW. Le web va enfin décoller.
L'arrivée du web va aussi mettre Gopher face au manque de souplesse de son langage descriptif, assez exigeant, à la syntaxe beaucoup trop contrainte pour réellement l'étendre… et le fait que la philosophie de base de Gopher est de n'être qu'une sorte de navigateur de fichiers, sans lier nativement une portion de contenu avec d'autres serveurs.
En l'an 2000, s'apercevant enfin de son erreur sur son changement de licence, l'Université du Minnesota libère le protocole Gopher sous licence GPL et renonce à le facturer. Il est trop tard, la toile Gopher s'étiole de plus en plus vite devant le développement explosif du web, porté par la première bulle internet.
Ce qu'il y a de fou avec internet, c'est que c'est toujours l'alternative libre et gratuite qui l'emporte. Doit bien avoir une raison quelque part…
Au fait, qu'est-ce qu'un gopher
? En français, une gaufre, plus exactement un rat à poche ou un sacophore est un rongeur d'Amérique du Nord. Goldy Gopher est la mascotte officielle de l'Université du Minnesota et de ses équipes de sport.
Auteur : Da Scritch.
Voix complémentaire : Infested Grunt
Photo : University of Minnesota's mascot Goldy Gopher at the women's basketball game, CC-By Lorie Shaull