Extrait de l'émission CPU release Ex0085 : Histoires de la cryptographie, 2ème partie : Le mystère d'Enigma.
À la sortie de la Première Guerre Mondiale, la puissance industrielle de l'Allemagne est ruinée. Son armée est désarmée, son territoire grignoté, sa population meurtrie, estropiée, secouée par des révoltes sociales, une inflation désastreuse… même si les régions restantes de son territoire sont intactes, certaines sont militairement occupées ; son économie n'est que ruines. L'ancien Empire Prussien qui a brillé par ses aciéries et l'industrie chimique, ne semble pas prête de revenir en tête dans la course à l'innovation.
Pourtant, en 1923, une étrange machine à écrire va révolutionner l'usage du chiffrement et imposer cette technologie dans les milieux d'affaires. Une machine fabuleuse au nom légendaire : Enigma.
(oui, bon, on était pas obligé de passer un extrait du groupe Enigma)
Arthur Scherbius construit ses premiers prototypes dès 1918. Sa machine à chiffrer peut modifier sa méthode de chiffrement en la configurant par 3 roues pour entrer les paramètres de départ, la clé. Dans une évolution ultérieure, un patch et quelques câbles ajouteront de l'entropie en échangeant des symboles. Un clavier de machine à écrire sert de périphérique d'entrée, le texte sortant par un système d'impression à roue.
Oui, 50 ans avant les premières machines à marguerite de Xerox !
Scherbius s'assura des droits d'usages de certains brevets, notamment du rotor brouilleur déjà utilisé par une machine à chiffrer hollandaise qui ne s'est jamais vendue. Les premiers modèles Enigma arrivèrent sur le marché en 1923 avec un prix assez conséquent.
Les premiers clients de cette machine à chiffrer furent les banques Allemandes. Comme dans la plupart des pays, l'Allemagne était maillée d'un tissu de banques régionales ; lesquelles doivent communiquer entre elles les ordres de virement. Mais au plus vite ! La crise inflationniste de 1923 fait que le cours du Reichmark se déprécie d'heure en heure. Il faut conclure les opérations interbancaires au plus vite.
La seule solution est de passer par le télégraphe ou le téléphone. Mais ces services de communication reposent sur des infrastructures publiques, avec un nombre important d'opérateurs humains.
Imaginez : vous écrivez un télégramme, que vous faites porter par un garçon de course au bureau des Postes, l'opérateur télégraphique va l'envoyer par câble à un autre opérateur, qui va le transcrire au poste à l'arrivée, qui passe par un porteur qui le remet à l'autre banque. Ça fait du monde potentiellement au courant des transactions financières ! Et autant de risques en faux en écriture…
Aux non-techniciens comme les secrétaires de bureau, Enigma donne le pouvoir de chiffrer/déchiffrer facilement des messages importants en un temps record. Le système de chiffrement est volontairement symétrique pour faciliter le travail des opérateurs ; on entre au clavier le message chiffré ou à chiffrer.
Comme les précédentes solutions de chiffrement, la robustesse d'Enigma tient dans le secret de sa conception, mais le secret des réglages, des clés utilisées entre interlocuteurs, lui assurent une solidité supplémentaire. La clé secrète convenue entre les deux parties s'entre par les roues crantées avant de composer le message. Par rapport aux codes jetables utilisés par des militaires, constituées de tables de milliers de chiffres difficiles à manipuler manuellement, Enigma n'a besoin que de 3 nombres par jour, une paille, mais plus de 17 000 combinaisons ! Nombre qui devient astronomique avec le patch de permutations.
Bref, la machine s'apprend via une formation de moins d'une heure. Elle a ses subtilités typographiques : les chiffres sont remplacés par des lettres, et les lettres X et Y servent pour les espaces et la ponctuation. Le code est extrêmement robuste pour l'époque, avec de multiples possibilités et le texte chiffré qui en sort étant purement alphabétique, il passe sans problème à la machine à écrire et au télégraphe.
En facilitant le chiffrement, Enigma va populariser ses propriétés très intéressantes au monde financier :
- Assurer la confidentialité : Être sûr que le message n'est pas lu par un autre. (oui, cela semble évident) ;
- Assurer l'authenticité : Être sûr que le message vient de votre interlocuteur ;
- Assurer l'intégrité : Être sûr que le message n'a pas été modifié par un tiers.
Oubliez une seule de ces propriétés, et vous êtes sûrs d'être très vite victime d'un détournement frauduleux. Eh oui, le Chiffre vous permet d'effectuer des virements bancaires d'un bout à l'autre de la planète en toute sécurité. Ah ben tiens ! c'est exactement ce que faisait le méchant du premier James Bond, « Casino Royale », qui s'appelait Le Chiffre…
Mais si les premières versions de la machine Enigma se vendirent malgré leur coût, elles souffraient de soucis mécaniques. Le modèle C les corrigèrent en 1924 : l'affichage se fait avec des lampes ce qui réduit le nombre de pannes mécaniques, mais l'opérateur doit écrire à côté le message en sortie.
Avec la forte réduction d'éléments mécaniques, le modèle C peut fonctionner sur piles en plus de la prise électrique. Ce nouveau modèle est moins cher, plus compact, plus portable, plus robuste et plus fiable. Deutsche Qualität.
Malgré cette pub, l'armée Allemande ignore les demandes de rendez-vous de Scherbius. Le rôle des écoutes radio et des décrypteurs alliés ne semblait pas intéresser plus que ça ces messieurs galonnés de l'Aristocratie, jusqu'à ce que la Marine Britannique commence à publier une suite d'ouvrages, « The official history of the war », son histoire officielle de la Première Guerre Mondiale en plusieurs volumes reliés cuir pleine peau.. La peau de vache La Marine de Sa Majesté explique notamment le rôle des cryptanalistes durant la Grande Guerre, et l'énorme trou dans la sécurité des messages Streng Geheim
(Top Secret). Témoignage complété par Wiston Churchill et ses modestes mémoires, « The World Crisis » en 5 volumes disponible en coffret collector..
Et là, enfin le déclic dans les États-Majors…
Scherbius obtient les contrats de l'État qu'il espérait tant. Les négociations commerciales commencent vers 1925, La Kriegsmarine l'utilisera aussitôt en ayant renforcé la discipline de ses opérateurs radio, l'Armée de Terre en 1928,… et les militaires négocient l'usage exclusif dès 1932, interdisant l'export d'Enigma et contrôlant les usages civils à partir de cette date. Un contrat signé bien avant l'ascension d'Hitler au pouvoir et la remilitarisation de la Ruhr. Des contrats d'export militaires furent néanmoins conclus avant le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale avec la Suisse, la Hongrie, l'Espagne et la Hollande. Il existait même un clone utilisé par l'armée Britannique et son existence suggérait à l'État-Major allemand qu'Enigma était inviolée.
Monumentale erreur…
L'entreprise de Scherbius est florissante, après toutes les difficultés qu'il a dû surmonter pour imposer sa création, mais il périt en 1929 d'un accident de la circulation.
Étant données ses qualités de facilité d'usage et de robustesse, Enigma deviendra un outil de terrain pour les militaires, destinée à sortir des états-majors et avec un nombre de possibilités de clés de chiffrement absolument monstrueux pour l'époque. Avec les appareils furent distribués un almanach indiquant les réglages à apporter chaque jour, qui différait selon chaque corps d'armée. La Marine Allemande introduira une roue supplémentaire de permutation, passant de 3 à 4 avec des jeux interchangeables, ce qui assure une meilleure sécurité.
Oui… mais elle fut compromise…
L'information du cassage d'Enigma ne sera pas rendue publique avant les années 1960s. Après la Seconde Guerre Mondiale, si la plupart des machines furent détruites par les forces Alliées, des appareils voire des clones seront achetés par des armées, des états et des entreprises. La présence de plusieurs faiblesses dans le système de chiffrement permettra aux services de renseignements Anglais et Américains de décrypter les messages de ces nouveaux utilisateurs. Ces grandes oreilles n'avaient pas trop intérêt à ce que les utilisateurs ne changent trop vite de marque.
Les machines Enigma originales furent parfois ramenés par des militaires comme souvenir. On entend parler une fois tous les dix ans d'une Enigma version militaire retrouvée dans un grenier, dans un état plus ou moins moisi, mais dont la vente aux enchères se monte en dizaines de milliers de dollars.
Car son impact historique, l'aspect matériel et surtout l'ingénierie derrière en ont fait une machine mythique qui intéresse bien au-delà des amateurs de la Seconde Guerre Mondiale. Même si cette machine est liée à l'un des pires régimes génocidaires de l'histoire moderne, elle reste un jalon très important de notre histoire technologique.
Auteur : Da Scritch.
Illustrations sonores : Enigma - « Sadeness », The John Barry Seven - « James Bond Theme », signature vocale publicitaire Opel (2013).
Photo : Enigma militaire pour la marine allemande. Greg Goebel GVG/PD public domain.