Extrait de l'émission CPU release Ex0093 : Histoires de la cryptographie, 3ème partie : Des espions et des ondes.
L'Allemagne Nazie est vaincue, mais l'été 1945 n'est pas encore paisible : les États-Unis ferraillent encore contre le Japon Impérial côté Pacifique. Pas aidés par l'URSS car Staline n'est pas encore entrée en guerre contre l'empereur Hiro Hito, malgré leur frontière commune en Sibérie. Mais clairement, on approche de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, maintenant qu'elle est finie en Europe.
Averell Harriman, l'ambassadeur Américain à Moscou, reçoit le 4 août 1945 un cadeau de la part des Pionniers soviétiques en geste d'amitié entre les peuples : La vaillante organisation de la jeunesse communiste lui offre une reproduction en relief du Grand Sceau des États-Unis, une pièce sculptée en bois assez imposante, d'un diamètre d'une quarantaine de centimètres et 5 cm d'épaisseur.
Tout y est : du fameux aigle à tête blanche, les 13 étoiles représentant les premiers États et la devise latine E pluribus unum
(Plusieurs unis
). La cérémonie fut sûrement solennelle, bon enfant… et mineure.
(quoi ? j'ai mal choisi mes mots ?)
Le 6 août 1945, la ville d'Hiroshima est écrasée par une bombe d'un genre nouveau. Deux jours après, Moscou entre enfin en guerre contre le Japon en envahissant la Mandchourie occupée et les Îles Kouriles. Une deuxième bombe atomique détruit Nagasaki, l'Empereur Hiro Hito capitula avant la fin août.
Pendant ce temps à Moscou, l'ambassadeur Américain avait fièrement accroché la sculpture en bois au-dessus de son bureau, et il était passé à autre chose.
Mais le cadeau est empoisonné : dans la sculpture en bois se cache un micro espion, une merveille d'ingénierie radio-électrique baptisée le Renne (Северный олень
) par les Soviétiques, et qui sera surnommée La Chose (The Thing
) par les Américains.
La nouveauté de ce dispositif d'écoute est qu'il transmet le son par radio mais qu'il n'embarque pas d'alimentation électrique. C'est un émetteur passif, se nourrissant littéralement de l'énergie radio-électrique qui lui est envoyé via un faisceau directif à une fréquence donnée par émetteur à moyenne distance. Sa conception était simple au possible : une membrane vibre en fonction du son, et constitue avec une plaque métallique un microphone à condensateur avec une cavité résonante [PS : Cette technologie est utilisé par le micro que j'utilise]. Une antenne reçoit l'énergie d'un émetteur radio, la sélection de la fréquence a été décidée par sa longueur et génère des interférences à la fréquence d'alimentation en fonction du son. Pas de lampes radios, quasi rien de fragile.
Tout le dispositif fait moins de 30 grammes, si on exclut le boitier en bois. Rien pour régler le son, rien pour filtrer, ça émet un peu large en fréquence, mais ça fait le taf.
Quand le NKVD (l'ancêtre du KGB… évidemment que c'était eux, ahahaha ! AHAHAHAHAHAHAHA ! HAAAA ! HAHAHAHAHA ! )…
Quand le NKVD avait vent d'une importante réunion dans le bureau de l'Ambassadeur, une camionnette banalisée se garait pas loin du bâtiment, qui illuminait par faisceau radio La Chose et écoutait en retour sur une fréquence harmonique les conversations captés par le micro.
Ce mode de fonctionnement est proche des technologies RFID et de nos cartes bancaires sans contact (NFC) actuelles : si l'engin n'est pas illuminé
sur sa
certaine fréquence avec un minimum de puissance, il n'a pas d'énergie pour émettre. Du fait de son mode de fonctionnement, l'écoute n'était pas continue, donc l'émission non plus, ce qui se montre un avantage pour qu'il ne se trahisse pas en cas de recherche active.
Et c'est ce qui explique que le micro espion ne fut découvert qu'en 1951, quand un opérateur radio de l'ambassade Britannique qui écoutait les fréquences des contrôleurs aériens russes, entendit tout d'un coup une conversation avec son patron et son homologue américain.
Eh oui, les réceptions de l'Ambassadeur sont toujours un succès.
Le contre-espionnage américain a mis du temps à en trouver la source : ils ont commencé par détruire à la masse des murs du bureau de l'ambassadeur ; ceux-ci venaient d'être rénovés par des ouvriers russes. C'est en ouvrant l'insignifiante pièce de bois qu'ils tombent sur La Chose.
Personnellement, je note que Le Renne est resté en place 6 années, très chouette score pour un dispositif d'écoute, alors que l'Ambassade Américaine était très régulièrement fouillée à la recherche de micros.
Mais la découverte fut tue : une partie du métier d'espion est de berner les autres, et donc faire croire au KGB que La Chose n'étant pas encore découverte, qu'elle communiquait encore des informations fiables. Et comme ils avaient cassé son dispositif en ouvrant le boitier en bois, il a fallut le reconstruire empiriquement car le système n'avait pas été complètement compris. Et tenir les conversations réellement importantes ailleurs que dans le bureau de l'Ambassadeur.
Le scandale du micro-espion ne fut rendu public qu'en 1960, comme contrefeu après le crash d'un avion espion U2 en territoire soviétique. L'URSS avait convoqué le Conseil de Sécurité de l'ONU pour accuser publiquement les États-Unis d'espionnage. Ces derniers exhibent alors sur la table du Conseil de Sécurité La Chose, comme preuve que les Soviétiques ont violé la convention de La Havane sur les représentations diplomatiques.
La preuve exposée au Monde reste un coup de théâtre, qui inspirera à la comédie à la fiole de ricine interprétée par Colin Powell en 2003, pour accuser l'Irak d'avoir des armes de destruction massive.
Après la dénonciation officielle de La Chose, d'autres dispositifs d'écoutes furent découverts durant la décennie 1960s. Suite à un incendie en 1977, les États-Unis font construire une nouvelle ambassade pour réduire les risques d'écoutes. Et justement, le problème est qu'ils ont fait construire : les matériaux, les machines-outils, les ouvriers,… trop cher pour tout faire venir depuis l'Amérique, le KGB s'en est donné à cœur joie pour piéger les nouveaux bâtiments. Je vous rassure, l'ambassade soviétique à Washington a eu droit aux mêmes égards.
Suite de l'histoire dans la chronique d'après.
Texte : DaScritch
Photo : Vue interne d'une réplique de La Chose exposé au National Cryptologic Museum, détail, CC Austin Mills